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Pour une aide active à mûrir, ensemble et davantage, les questions qui se posent en fin de vie

Joël CECCALDI

La pression monte pour légaliser une aide active à mourir : le bruit court qu’on meurt mal en France, et que l’on est de plus en plus à la traîne par rapport aux autres nations de l’Europe et du monde en matière de loi. Vanessa Schneider vient de témoigner sans pathos dans les colonnes du journal Le Monde, pour dire combien l’accompagnement de la fin de la vie de son père, Michel Schneider, décédé d’un cancer diagnostiqué en pleine crise pandémique, a été douloureux et difficile.

Et pour cause : notre monde de la santé, un temps réputé pour être parmi les meilleurs au monde, est en crise. Une crise que l’octroi déjà consenti de moyens financiers supplémentaires ne résorbe pas, tant elle est profonde, structurelle côté organisation, et existentielle côté agents hospitaliers. Lesquels, si l’on en croit les sondages, ne semblent pas aussi motivés que la population générale pour changer la loi dans le sens d’une aide active à mourir. Surtout s’il advenait que ce soit à eux qu’incombe la charge de la mettre en œuvre sur le terrain, qui plus est dans les conditions actuelles de leur exercice. Pareille occurrence serait vécue par beaucoup comme le coup de grâce porté à un système lui-même en fin de vie : pour le coup, une aide active à mourir, mais sans même le consentement des premiers concernés !

Quant au retard législatif français invoqué ici et là, il pointe un système lui aussi en crise. On a pu assister au rare spectacle de magistrats sortis dans la rue pour dénoncer leurs conditions d’exercice à l’origine d’inacceptables retards des procédures, et lire dans la presse les constats alarmants dressés et signés par des collectifs de juristes alertant sur les difficultés auxquelles ils sont confrontés. Sur une telle institution, déjà fragilisée dans son fonctionnement quotidien, on peut imaginer l’impact qu’aurait l’occurrence d’une loi nouvelle sur une aide active à mourir : loin d’une mesure incidente insérée sous la forme d’un simple amendement à la marge, ne constituerait-elle pas un vrai séisme, traumatisant pour un corpus construit et structuré autour de l’interdit de tuer ?

Mais qu’en est-il précisément pour les personnes affectées dans leur quotidien par un mal incurable qui menace leur vie ? Dans son avis 139, le CCNE distingue deux cas : celui des personnes dont la survie s’estime en jours voire en heures, tant leur maladie est évoluée et évolutive ; et celui des malades dont le pronostic vital est certes engagé, mais « à moyen terme ». Pour les premiers, le dispositif législatif actuel, qui va jusqu’à une sédation profonde et continue en cas de souffrance réfractaire, parait adapté et suffisant, dès lors qu’il est correctement mis en œuvre sur le terrain et que les personnes concernées y consentent. Le hic est, à l’échelle du territoire national, une grande hétérogénéité des moyens disponibles, tant en quantité qu’en qualité : il manque çà et là les structures de soins palliatifs idoines et le personnel qui va avec ; en outre, bien des soignants en exercice n’ont pas encore la formation suffisante et adaptée à ces soins ultimes ; enfin, c’est une bien meilleure diffusion de la culture palliative qui est requise au sein même du corps social dans son ensemble. Tant que ces carences ne sont pas comblées en priorité, pas question de changer la loi, indique le CCNE en ces termes : « il ne serait pas éthique d’envisager une évolution de la législation si les mesures de santé publique recommandées dans le domaine des soins palliatifs ne sont pas prises en compte ». Quant aux seconds, menacés dans leur vie mais pas dans l’immédiat, « le CCNE considère en effet qu’il existe une voie pour une application éthique d’une aide active à mourir ».

Admettons cet avis. Même s’il conviendrait avant tout de préciser ce qu’est un « moyen terme », les personnes concernées, nonobstant la gravité de leur mal et la profondeur de leur souffrance, seraient infiniment moins nombreuses que celles en toute fin de vie.  A l’échelle d’une structure sanitaire, il s’agirait de situations exceptionnelles, à prendre d’autant plus en considération qu’elles sont plus rares, mais débouchant en toute hypothèse sur un acte qui déborde le champ du soin. Et pour un système juridique bâti sur le respect de la vie, la question se poserait d’avoir à en revoir les fondements même : une entreprise énorme, en elle-même et dans ses conséquences, sans commune mesure avec le faible nombre de situations et de personnes impliquées. Qui plus est, ce serait carrément rompre avec la ligne jusqu’alors adoptée par le droit français : celle d’une continuité dans l’approche juridique de ces questions de fin de vie, tout en faisant preuve de créativité pour ajuster le dispositif maintenu dans le droit fil de l’institution — celui de l’interdiction du meurtre.

Dès lors, comment être et faire avec celles et ceux — minoritaires mais bien là et las de vivre — qui estiment que leur vie, menacée non pas à court mais à « moyen terme », est invivable en l’état ?  N’est-il pas d’autre option que celle d’un droit-créance dont l’État se porterait garant de par la loi, ou celle d’une ultime liberté s’imposant aux plus fragiles de notre corps social ainsi qu’aux soignants, sommés d’obtempérer ? Pour Corine Pelluchon (voir son blog), l’aide active à mourir devrait pouvoir être un recours, le dernier, éventuellement rendu possible par la loi, mais pas sous la forme de l’ouverture d’un droit à la mort ou d’une liberté revendiquée. Indépendamment de ce qu’on peut penser de la moralité d’une aide active à mourir, il serait manifestement contraire à l’éthique d’ignorer les demandes de mort exprimées itérativement par des personnes affectées d’un mal incurable en phase avancée, et dont la souffrance s’avère insupportable. Cette philosophe politique engagée, qui a toujours vu la vulnérabilité inhérente à notre condition commune non comme un handicap honteux mais comme une vertu relationnelle faisant de notre autonomie une interdépendance assumée, propose aux législateurs et aux juristes de faire à nouveau preuve, comme ils ont déjà su le faire en 2016, d’inventivité pour répondre à ces demandes en poursuivant dans la direction impulsée dès 2005, qui avait alors fait l’unanimité des parlementaires. L’investissement devrait toutefois rester proportionné à la taille du public concerné, et les nouvelles dispositions ne sauraient être de nature à trop bouleverser les pratiques soignantes sur leurs bases, celles d’un soin qui préserve la vie des vivants. En pratique, serait-il envisageable, en dehors de tout militantisme — que ce soit dans le sens de l’ADMD ou dans celui d’une partie des membres de la SFAP — d’approfondir davantage ces questions vitales et sensibles au sein de groupes dédiés où se croiseraient, dans un climat hospitalier, apaisé et confiant, les regards de juristes et de soignants attentifs aux situations passant sous les radars de la loi actuelle[1] ? Ce temps de maturation serait parallèlement mis à profit pour réaliser sur l’ensemble du territoire les mesures nécessaires afin que chaque citoyen, dûment acculturé à l’approche palliative, puisse avoir accès, là où il vit, à l’accompagnement et aux soins qui vont avec. Ainsi s’établirait une aide active à mûrir, ensemble et davantage, les questions qui se posent en fin de vie


[1] Par exemple, serait-il envisageable d’approfondir sur la fin de vie une réflexion juridique qui ne soit pas trop amalgamée avec le judiciaire ? Comment faire évoluer encore le droit tout en maintenant un régime d’interdit avec éventuelles dérogations, mais sans mettre le doigt dans l’engrenage de l’autorisation, aussi soigneusement encadrée soit-elle ?

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