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La personne :  sujet de questionnement ?

Pierre BARBET, avocat honoraire

« Venant rendre visite à un ami, à l’entrée de l’établissement je trouvais cet écriteau :

Pour tout renseignement s’adresser à la personne de l’accueil

J’en fut fort marri car, à l’accueil je n’ai trouvé personne !! »

Les chemins de l’éthique dans l’accompagnement des personnes vulnérables

Dans une approche anthropologique et juridique, mon propos est d’ouvrir des chemins possibles de la réflexion éthique dans l’accompagnement des personnes tant dans leur capacité que leur vulnérabilité.

L’objectif sera de montrer en trois interpellations, comment les vocables de personne / vulnérabilité / accompagnement / éthique, entrent en résonance entre eux et nourrissent notre mise en travail.

La première invite à visiter le concept de personne et son efficience aujourd’hui. Puis, à évoquer succinctement les mots que le droit emploie pour qualifier, favoriser, protéger, tant l’universalité des droits humains que ceux de la personne dans sa singularité. La troisième proposition sera d’envisager la « présomption de capacité de toute personne » comme chemin de l’émergence du sujet, plutôt que de mettre l’accent sur ses vulnérabilités et/ou ses déficiences.

Les chemins de l’éthique inclinent alors à emprunter des sentiers de crête oscillant entre la prévention légitime des risques et la prise de risques afin de favoriser les capabilités potentielles des personnes accueillies; autant de chemins où les dilemmes foisonnent appelant à soutenir tant les professionnels que les établissements.

1. Le concept de personne.

1-1. Que l’on se réfère aux textes législatifs, (loi de 2002) aux recommandations de bonnes pratiques (ANESM/HAS) ou aux postures professionnelles, la notion de personneest centrale. Son poids est tel que personne (!!) n’ose interroger la « notionmême de personne». Elle apparaît comme une évidence allant de soi. Toi, moi, nous, le mineur accueilli dans un IME, une résidente d’un EHPAD sont autant de personnes que l’on recommande de placer au centre de toutes les attentions.

1-2. Cette belle évidence ne masquerait-elle pas une absence (un déficit) de contrôle de réflexion sur le contenu des éléments et des valeurs qui la constituent ? Rappelons ici la formule Kantienne « les choses ont un prix les personnes une dignité ».

1-3. La construction du concept de personne mérite de focaliser nos regards sur son édification. Le travail accompli par Philippe Cormier dans son livre « Généalogie de Personne »[1] est remarquable de clarté et de contenu. Je m’appuie sur lui pour le présent exposé car il me en lumière, entre autres, une articulation capitale : du masque au personnage, du personnage à la personne.

1-4. Nous avons recours, de façon récurrente, aux personnages des tragédies grecques pour illustrer, construire, représenter le monde. Les praticiens en éthique (et bien d’autres) ne s’en privent pas : Œdipe, Antigone, Ulysse. Je ne retiens ici que ce dernier. Ulysse est qualifié de rusé, Polyphème de celui qui parle trop. Pour échapper au sort funeste que le Cyclope lui réserve avec ses compagnons, il lui enfonce un pieu brûlant dans le seul œil dont il est doté. Hurlant de douleur, la victime, par ailleurs ineffable prédateur, l’interpelle afin de connaître son nom. La réponse est remarquablement sibylline : « personne » rendant son identification impossible. Cela nous donne à voir et entendre une histoire fantastique ou horriblement fantasmatiques parlant à notre imaginaire. A l’usage ce « pas de nom », devenu la « figure » d’un personnage représenté par un masque que le latin traduit par persona. Mais j’ai conscience de maltraiter l’excellence de l’ouvrage cité plus haut. J’en extrait un point crucial pour le mettre en travail avec vous.

« La vieille idée que les humains sont des acteurs sur la scène du monde a été prise au pied de la lettre par Cicéron : « Qu’il ne soit pas dit que les comédiens (scenici) nous surpassent en discernement ». Eux savent choisir leur rôle (persona). [2]

Cicéron doit à Panétius l’usage de la métaphore qui fait émigrer persona ( le masque, le porte-voix de l’acteur et par métonymie le rôle qu’il joue) de la comédie dans la philosophie et de la philosophie dans le droit : il faut voir dans ce double passage l’accomplissement antique du rapport du soi à la communauté (plutôt qu’à autrui comme tel), ce passage se réalise dans deux directions, à chaque fois dans le sens de l’universalité. »

1-5. De la cité Grecque à la ville de Rome, par une expansion remarquable de l’Empire, le monde méditerranéen va être imprégné et bénéficier d’une évolution radicale : le passage de la littérature grecque au droit Romain.

« Dans la civitas, la médiation qui lie entre eux les citoyens n’est plus un être vivant (le roi) mais un logos qui détermine, recueille (legere), demande à être prononcé… »

1-6. La mainmise des dieux sur le destin des humains dont rendent compte toutes les littératures du monde et encore aujourd’hui le théâtre, le cinéma, sont autant de lectures du monde et de ses tragédies. Nous ne devons pas nous tromper, nous sommes encore inscrits dans ce temps. Les situations qui nous occupent quotidiennement ressortent de la même mise en scène. Tous les métiers (les acteurs) qui œuvrent dans le champ social en ont-ils conscience ?

1-7. Le point de basculement que Ph. Cormier met remarquablement en lumière réside en ceci : à la transcendance sacrée du « roi-prêtre » s’est substitué un pouvoir temporel éminemment assumé par la magistrature consulaire puis par les jurisconsultes.

« Le magistrat n’est pas essentiellement différent de tout autre citoyen. Il est seulement le représentant de la cité » qui de façon visible selon le modèle optique du prosopon grec, c’est-à-dire le visage, le masque. Mais pas n’importe quel masque, celui « qui a pour rôle (persona) de dire la loi, la parole propre de la civitas et pour cette raison est le porte-voix (per-sona) de la civitas; il tient le rôle de la cité. La métonymie est explicite dans une belle formule de Cicéron : « le magistrat est la loi parlante, la loi un magistrat muet »

1-8. Il importe de rappeler un élément de fait majeur. Caractérisé par la « Loi Des Douze Tables » le régime juridique de Rome est de droit écrit. Portant d’abord sur le droit des gens et la procédure qui s’y applique, le texte est gravé sur des tablettes de bronze lisible par tous.

« Peu de peuples ont poussé à un tel degré la formalisation de la parole donnée qu’est le droit, ce moyen plus fort que la force pour enfermer autrui dans les rets des serments : ruse de la parole qui tient celui qui la donne, force de la loi… mieux que la contrainte par corps gouverne les esprits. »

1-9. Comprenons bien que ce qui s’est joué, ce qui s’est noué dans ce moment de l’histoire sur la scène du pourtour de la Méditerranée, est encore de mise entre nous aujourd’hui. Le citoyen de la cité devient de droit (de jure) et non de fait (de facto) persona. Cicéron, reprenant la pensée de Panétius de Rhodes, philosophe stoïcien en ce qu’il développe l’idée que chaque homme a plusieurs rôles à jouer (personae). Ilmobilise les caractères des personnages théâtralisés sur scène pour « plaider la cause » de celui qu’il défend en justice.

L’émergence du citoyen comme « personne » est d’essence juridique. L’extraordinaire succès de cette construction ne va pas s’étendre de façon idyllique. Un vaste ensemble de tribus, peuplades, cités l’adopteront souvent par la force sanglante de la guerre. L’imperium Romain croisera le Christianisme et le caractère unique de la personne en une Trinité. Tout cela ne sera pas exempt de violence.

1-10. Demeure aujourd’hui la personne porteuse de droit, bénéficiaire de droit. Elle s’inscrit dans un « état » de relations régies par le droit. Le droit que l’on définit encore de nos jours comme l’ensemble des règles qui régissent les rapports des personnes entre elles et dont la spécificité est d’être garantie par la res publica, la République, dont fait partie l’autorité judiciaire. En cela, il faut y voir un état que l’on nomme état de droit. Ainsi ceux qui veulent « retailler» l’état de droit portent d’abord des coups funestes aux personnes les plus vulnérables et laissent présager des heures sombres dont certains potentats aiment à se repaître.

1-11. Repérons deux attentions de recherche et démarche éthique. Ne négligeons pas la lecture partagée des textes de loi ni le don aux personnes des moyens de comprendre et d’exercer leurs droits. Là se situe l’urgence de la réflexion éthique dans un discernement partagé.

2. Quelques mots de la Loi constitutifs de la personne sujet de droit.

2-1. L’étymologie nous enseigne que les mots ont une histoire. Nous sommes invités à envisager la loi, donc le droit, sous cet angle. Il est même bon de proposer de les enseigner de la sorte. Leur compréhension et leur appropriation s’en trouvent facilitées pour l’avoir éprouvé maintes fois. Confirmation en est donnée dans l’ouvrage de référence d’Alain Supiot juriste universitaire et philosophe intitulé « Homo juridicus, Essai sur la fonction anthropologique du droit ». Il met en évidence une approche qui renouvelle la façon de penser et de considérer le juridique : « Le droit est un texte où s’écrivent nos croyances fondatrices : croyances en une signification de l’être humain, en l’empire des lois ou en la force de la parole donnée. N’étant pas l’expression d’une Vérité révélée par Dieu ou découverte par la science, le Droit est aussi une technique, susceptible de servir des fins diverses et changeantes aussi bien dans l’histoire des systèmes politiques que dans celle des sciences et des techniques. »[3]

2-2. Dans la première partie, nous sommes passés du personnage porteur d’un masque à celui du citoyen porteur et diseur de droit. L’histoire avec le temps a fait son œuvre. Prenons en perspective un texte à portée planétaire : La Déclaration Universelle des Droits de l’homme (10 décembre 1948). Elle est précédée d’un préambule dont le cinquième Considérant énonce : « que dans la charte les peuples des Nations Unies ont proclamé à nouveau leur foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine …». Étonnamment, il s’agit bien d’un acte de foi, d’une foi en l’homme et en la force du droit. Notre attention doit être attirée sur la dignité et la valeur de la personne ainsi mises en exergue. Retenons pour notre part ce que l’article premier ajoute à la liberté et à l’égalité en droits de la déclaration de 1789 : la dignité et rappelons que l’Institut Don Bosco a pour devise : « la dignité à cœur ».

2-3. Cela fonctionne-t-il comme un mantra ? Pour que ces valeurs ne demeurent pas des vœux pieux elles doivent recevoir une application dans le droit positif. Dans notre code civil, l’affirmation se traduit par l’article 16 : « Le corps humain est inviolable. Le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial ». [4]La portée de cet article (et de ceux qui le suivent) mériterait que l’on fasse une pause de réflexion éthique. Simplement notons que se déroulent sous nos yeux des débats acharnés à propos des lois dites de bioéthique. De même que se déroule sous nos yeux des combats dogmatiques et idéologiques portant sur la procréation, la fin de vie (faim de vie), ou encore l’égalité des femmes et des hommes.

2-4. Rappelons que l’adhésion à la loi demeure le lien de cohésion indispensable au « vivre ensemble ». C’est ce que signifie l’adage nul n’est censé ignorer la loi. Non pas connaître toutes les lois, mais savoir qu’il y a du droit. Ainsi, l’état de droit qui nous protège, nous engage à une lecture qui mérite d’être nommée éthique. Les textes contenant les lois, les droits, nous concernent TOUS directement ET indirectement. Le droit de mon voisin comme celui de mon parent nous inscrit dans un même ensemble. Je proposerais de reconnaître et donc de définir comme fondement à la LOI celui de tendre à assurer la garantie absolue de l’altérité. Apparaissent là deux forces contradictoires. La formule Force doit rester à la Loi (dura lex sed lex) ne suffit pas. Les praticiens de terrain du champ social savent bien que la structure textuelle juridique nécessite une maïeutique. Interpréter, adapter, ajuster (mot est fort) est une nécessité qui invite à considérer toute situation dans ses trois dimensions : universelle, particulière, singulière (vice-versa). Par la démarche et la recherche éthique mises en lumière aujourd’hui, cette garantie du respect de l’altérité est à renouveler sans cesse.

2-5. Ce n’est pas un hasard si deux textes législatifs sont venus la même année remanier et modifier profondément tant le code l’action sociale et des familles (2 janvier 2002) que celui de la santé (4 mars).

Dans un ouvrage intitulé La citoyenneté en institution et services pour personnes âgées Joël Delafontaine[5] propose une analyse juridique des deux lois visant un même objectif. Par l’énoncé même de son titre nous voyons apparaître une évidente continuité : le fil rouge de la personne comme citoyen porteur et diseur de droit dont la construction toujours et encore est à réaliser.

2-6. En fondant légalement la « démocratie sanitaire » le législateur donne un statut et une fonction aux association de patients et d’usagers. Nous devons aussi noter combien les initiatives des professionnels tant du secteur privé que du public ont-elles-mêmes grandement participé à faire évoluer les prises en charges.

2-7. Dans leurs convergences, ces dispositions législatives très spécifiques font du principe contractuel hérité du droit romain la base des relations. L’article L 311-4 du Code de l’action sociale et des familles l’exprime en ces termes : « Afin de garantir l’exercice effectif des droitsil est remis à la personne… son représentant légal… un livret d’accueil auquel sont annexés :

a) une charte des droits et libertés de la personne accueillie…

b) le règlement de fonctionnement…

Un contrat de séjour est conclu ou un document individuel de prise en charge est élaboré avec la participation de la personne accueillie… dans le respect des principes déontologiques et éthiques, des recommandations de bonnes pratiques professionnelles et du projet d’établissement ou de service. »[6]

2-8. Souvent ces documents sont stéréotypés. Il serait profitable de relire avec un regard tiers. En se dotant par l’article 26 de ses statuts d’un Comité d’Éthique, l’IDB met pleinement en œuvre le vœu de la loi. Le comité n’est ni une instance de contrôle ni de décision. Demeure pour moi l’interrogation de sa faible interpellation. Une sorte évaluation interne des livrets d’accueils permettrait-elle d’y répondre ? Pourtant l’IDB aurait tout à y gagner en l’associant plus largement par la voie de questionnements.

3. Les chemins de l’éthique ? Vulnérabilité, protection et capacité.

3-1. Répondre à la question de la définition de l’éthique peut amener à des circonvolutions de langage. Dans sa plaquette de présentation, le comité d’IDB a choisi celle inspirée par P. Ricœur : « Appelons éthique la visée de la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes »[7]. Pour rester dans la proposition métaphorique de mon propos, il me plaît d’observer que trois «figures» apparaissent : la personne accueillie, le professionnel qui l’assiste et l’institution servant de cadre. Ne nous exonérons pas d’y voir dans la mise en scène de ces trois « figures » dans l’expression de la vraie vie. Nous le savons bien, ce qui se joue, se noue au quotidien est foisonnement de « paroles et actes » complexes que tous nos dispositifs techniques et juridiques ne suffisent pas à régler.

3-2. L’arsenal des dispositions visant à assurer la protection des personnes en situation de vulnérabilités ne cesse de se multiplier sous une pression paradoxale. Protéger invite à la limitation des mouvements et des potentialités agissant comme des « contentions » (physique et/ou juridique). Or l’autonomie de la volonté impose de veiller au plein exercice des droits de toute personne, quel que soit leur « état » physique ou mental. Le principe de précaution que promeut la prudence sous la menace de la recherche de responsabilité ferme la porte du libre arbitre. La mise en danger de la vie d’autrui porte souvent le « masque » de la « figure sécuritaire ». La vulnérabilité met à mal de facto la capacité de la personne vulnérable. Pourtant les textes invitent à entendre, soutenir et accompagner le plus loin possible la personne dans l’accomplissement de ses choix librement exprimés.

3-3 Recueillir et accompagner ce choix n’est pas une mince affaire. Et pourtant l’usage en est quotidien. Si nous voulons inscrire nos relations dans le respect de l’altérité nous sommes appelés à veiller, , bien-veiller à présumer la capacité de la « personne » afin que « sonne » son droit à exister. Il s’agit là d’une pratique de la pratique.

3-4. « C’est dans la pratique que l’on voit le mieux l’éthique ». La banalité de cet aphorisme ne doit pas faire craindre un défaut de réalisme ou une absence méthodologique. L’évaluation de la capacité des personnes est traversée par des forces et convictions contradictoires. En partant d’une situation concrète anonymisée, proposer de mettre en travail une telle question entre nous serait un véritable exercice de démarche éthique.

3-5. L’éthique ne vient pas des sphères supérieures de la pensée, ni d’un savoir d’expert ni même d’un supplément d’âme comme on le dit parfois. La verticalité du savoir souvent porte ombrage à l’horizontalité de l’éthique.

Je remercie l’institut Don Bosco de m’avoir donné l’opportunité de participer à un engagement qui jamais ne s’achève.


[1]Ph Cormier ,Généalogie de personne Criterion Paris 1994

[2]Ibid p 105 et suivantes chap III

[3]Alain Supiot « Homo Juridicus » Le Seuil  Rssais 2005

[4] Code Civil légifrance.gouv .ft

[5]J Delafontaine «érès 2007 La citoyenneté en institution et services pour personnes âgées

[6]Code de l ‘action Sociale ,legifrance

[7]P Ricœur « sois-même comme un autre » p 202, le Seuil Paris 1990

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