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Les soins palliatifs malmenés par le covid

Dr Isabelle MARIN

Récemment à la retraite, j’ai été appelée par l’hôpital où j’avais exercé 30 ans en Équipe Mobile de Soins Palliatifs (EMSP) lors de la première vague du covid en Seine Saint Denis début mars pour coordonner l’équipe de soutien familles/ malades rendue nécessaire par les directives de confinement.

Naïvement j’avais alors pensé qu’il pouvait s’agir d’une chance pour les soins palliatifs :

Le Covid est une maladie potentiellement mortelle mais pas toujours, sans traitement autre que palliatif. Les soignants étaient brutalement confrontés à l’impuissance et à la mort en masse donc en demande, d’aide, de soutien, de sens etc. Et il semblait que notre société faisait retour sur des données existentielles fondamentales : le soin quoi qu’il en coute….

Nous allions pouvoir diffuser notre culture palliative et modifier la place de la mort dans la société et le sens du soin.  En fait non !

Pourtant, des expériences contrastées se sont déployées sur le terrain où les soins palliatifs sont passés d’un effacement total à une place prépondérante, comme dans l’expérience de Saint Denis :

La Seine Saint Denis a pris la première vague de front et l’hôpital est devenu en 10 jours 100% covid :

La Réa a augmenté sa capacité d’accueil de 200% (salle de réveil, urgences pédiatriques)

Avec une surmortalité observée comme dans toute la Seine Saint Denis attribuée à la précarité mais aussi l’obésité, et les statistiques ethnologiques (sur mortalité des malades de race noire) : 70% en réa. 

Dès début mars, la cellule de crise réunie autour du directeur et du président de CME, comportant un binôme de chaque pole (médical et administratif) et ouverte à chacun, a vu la nécessité d’organiser une équipe de soutien malades-familles autour de l’EMSP à laquelle se sont joint des professionnels mis au chômage technique par les directives de confinement ; elle était composée de 14 personnes : médecins, IDE, psychologues, orthophoniste, AS. Dans un deuxième temps une équipe de soutien au personnel soignant s’est mise en place. On peut noter à cette occasion que les priorités ont aussi variées selon les établissements, certains mettant en place un soutien pour les soignants, d’autres des comités d’éthique, la priorité donnée aux malades et à leurs familles n’a pas été, loin s’en faut la majorité. 

Les Missions de l’équipe famille-malade consistaient à établir les liens avec les familles, les proches et l’extérieur, à soutenir les soignants dans l’accompagnement des malades, à résoudre les multiples problèmes liés aux règles du confinement et à répondre aux besoins des Ehpad du territoire-L’Emsp avait en effet depuis plusieurs années mené un projet d’appui aux Ehpad pour les soins palliatifs -.

L’équipe a donc circulé dans tous les services en binôme, pour discuter des cas avec les équipes, rencontrer les réanimateurs à cette occasion lors des réunions de discussion de stratégie thérapeutique mais surtout assurer le lien avec les proches par des visio visites et organiser et accompagner les visites dérogatoires. Un accueil des familles, excentré par rapport à l’hôpital, s’est monté permettant les conseils de famille nécessaires. Enfin la solidarité de la ville a été mobilisée par des bénévoles qui se relayait toute la journée pour apporter aux malades les affaires et la nourriture des malades apportée à la porte de l’hôpital par les proches, mais aussi les gâteaux, et les repas pour les soignants et organiser une consigne (les malades transférés ou décédés laissaient en effet toutes leurs affaires qui trainaient dans de sacs en plastique dans tous les services). Une infirmière a appelé quotidiennement toutes les Ehpad du territoire et a organisé à la demande les visites médicales, les signatures des certificats de décès, l’acheminement des masques et des blouses, les formations aux gestes barrières etc..

Ainsi les fondamentaux des soins palliatifs ont été préservés et mis à l’honneur :

L’apport des bénévoles qui viennent dire la solidarité de la société civile, le soutien relationnel et psychologique en chair et en os comme essentiel du soin, et surtout l’importance de la famille et de la société civile dans cette scène de la mort qui n’appartient pas aux soignants.

Mais la réalité des autres équipes est très variée : Certaines USP ont été réservées aux soins palliatifs « classiques » n’acceptant pas les   malades atteints de covid. D’autres ont été créées spécialement pour les malades covid, et les équipes mobiles de soins palliatifs ont été déléguées pour les prendre en charge laissant le reste de l’hôpital sans soutien. Quant aux visites des proches des contrastes très marqués ont été observés entre des refus complets, ou des visites exceptionnelles voire des visites ouvertes à tous.

Les EMSP aussi ont connu des sorts très différents, de nombreuses expériences innovantes ont vu le jour : une équipe a monté une chambre mortuaire « sauvage » pour permettre le recueillement auprès du corps du défunt, d’autres ont organisé des visio-visites avec des troupes d’étudiants mobilisés mais beaucoup sont restées sous employées, attendant des demandes qui ne venaient pas et interdites dans les services covid. Certaines même ont disparu pour renforcer les services de soin « essentiels ».

Au niveau régional, et national le mouvement des soins palliatifs s’est beaucoup investi pour écrire des conduites à tenir, des protocoles, des fiches qui devaient permettre aux soignants de mieux accompagner. Mais les directives concernant les bénévoles ont été sans appel : à la maison et pour les psychologues certaines instances ont conseillé le télétravail.

L’essentiel du travail et de la visibilité de la Sfap a été la rédaction d’arbres de décision concernant la prise en charge des résidents en Ehpad pour leur éviter l’hospitalisation et de protocoles dyspnée. Enfin devant la pénurie de l’hypnovel, des démarches complexes ont été engagées pour permettre son remplacement par le rivotril. Bref, la position tenue était celle d’experts très techniques et pointus des traitements des symptômes.

Finalement tout le long de cette crise de la première vague, les fondamentaux des soins palliatifs ont été foulés aux pieds.

  • La place de la mort dans la société :

Les soins palliatifs se sont construits sur une dénonciation (symétrique de celle de l’ADMD) de la mort tabou, rejetée, invisible, banalisée, et de l’abandon des « mourants ».

Dans la pandémie, la mort est devenue centrale, égrenée tout au long des communiqués de presse mais toujours vue sous l’angle quantitatif du nombre de morts. Présentée comme horrible et inacceptable.   C’est la guerre et on se bat contre elle.

Les soins palliatifs n’ont pas pu faire entendre une autre voix : la mort est naturelle, notre destin commun et ce qui importe c’est comment notre société l’accompagne.  Le covid a touché surtout des grands vieillards et les résidents des Ehpad, il a révélé le scandale des conditions de vie et de mort que nous faisons subir aux personnes âgées et qui se sont aggravées lors de cette crise. Mais ce n’était pas leur mort qui était scandaleuse ou inattendue, mais bien ce que les directives de confinement ont imposé. Pourtant le covid a fait taire ces voix, la mort nue était au centre de l’image et tout ce que les cultures ont pu inventer pour non la penser mais pour y survivre, l’art, la culture, l’accompagnement, les rites ont disparu de la scène.

Une autre donnée anthropologique fondamentale (vous ne saurez ni le jour ni l’heure) a été mise à mal, mais malheureusement les soins palliatifs l’ont oublié ou refusé depuis longtemps : la création même des USP, qui permet de séparer ceux qui vont mourir bientôt des autres, en est un des avatars. La création des Usp covid a renforcé cette nécessité de maitriser au moins le pronostic  :  ceux dont  on « sait » qu’ils vont mourir y sont adressés, or l’expérience est que certains, pourtant déclarés non réanimables, laissés dans les services aigus mais traités en soins palliatifs  ont réchappés du covid de façon étonnante contrairement aux  malades parqués dans les  Usp covid où la mortalité a frôlé les 100%. Retour de la maitrise ou prophétie auto réalisatrice ? 

Enfin, le point central du mouvement des soins palliatifs :  la mort est l’affaire de tous, l’accompagnement concerne toute la société civile et la communauté peut se reconstituer grâce aux rites toujours collectifs qui permettent de continuer à vivre. Dans la pandémie, les soins ont été réservés de façon exclusive aux soignants et à la technique, l’hôpital bunkerisé est devenu le seul lieu de la mort et les rites ont été interdits.  Même le respect du corps mort a été bafoué.  Et nul sur le moment n’a protesté, aucun mouvement religieux aucun prêtre, imam ou rabbin ne s’est élevé contre cet oubli.

  • Le care comme essentiel du soin

En soins palliatifs, l’impuissance de la technique à sauver et guérir laisse la place aux « soins » : soins de confort, soins relationnels. Toute l’équipe pluridisciplinaire se retrouve au chevet du malade pour le soulager, soutenir ses projets. Chacun dans l’équipe a une égale importance. Or dans la pandémie l’essentiel était la technique, la réanimation, les respirateurs et l’oxygène. Les médias dénonçaient en permanence le manque de ces appareils. Les professionnels essentiels étaient uniquement médecins et infirmières. D’ailleurs rien n’a été fait pour recruter ou former les auxiliaires de vie qui faisaient tant défaut dans les Ehpad. Les psychologues, les bénévoles et les assistantes sociales ont été invités à rester à la maison. Ont disparu les psycho-motriciens, les art thérapeutes, les diététiciens, les orthophonistes, et ne parlons pas des bénévoles.  Le soin a été réduit à un geste technique le plus souvent impuissant et inefficace.

Notre société savante insiste beaucoup sur la notion de « sur mesure », chaque prise en charge est individualisée, adaptée au malade et à ses projets. La Sfap, pendant la pandémie, n’a proposé que des protocoles, à la demande bien sur des tutelles et de l’administration, qui écrasaient toute cette adaptation. Par exemple, il n’est jamais fait mention de l’importance de l’évaluation des symptômes. Or la présentation clinique de la maladie covid avait une particularité remarquable : les malades n’avaient que très peu conscience de leurs troubles : on a beaucoup dit qu’ils arrivaient très tard à l’hôpital ne se sentant que peu gênés alors même que leur saturation était   très inquiétante. Ils ne se « sentaient » pas mal. Les soins palliatifs ont l’habitude de dire qu’on tient compte du malade et non du symptôme, de la plainte et non des constantes. Sans évaluation de la dyspnée, sur la foi des chiffres de saturation ou de fréquence respiratoire et surtout sur la terreur des soignants à voir des malades mourir d’insuffisance respiratoire les protocoles de sédation étaient déclenchés. L’insuffisance respiratoire appelée détresse respiratoire imposait de faire cesser ce scandale. Pourtant, en étant au chevet de nombre de malades qui me disaient que ça allait, que ça allait aller j’ai pu adapter les traitements de confort à leur plainte et leur permettre parfois de passer ce mauvais cap.

En effet les protocoles de sédation proposaient des doses qui, selon mon expérience étaient bien supérieures aux doses nécessaires, et étaient, dans l’état des malades, irréversibles.

Une polémique a beaucoup occupé la Sfap pendant cette première vague : devant la pénurie d’hypnovel pouvait on remplacer cette molécule par le rivotril ? On peut sourire à cette habitude des soins palliatifs à recourir à une panacée : un médicament capable de traiter tous les symptômes et de régler tous les problèmes : la morphine a joué ce rôle fort longtemps pour la souffrance et l’hypnovel a pris le relai pour la fin de vie. Traitement ou estampillage ?

Alors pourquoi avons-nous laissé faire, pourquoi seuls quelques-uns ont résisté ? Alors que les soins palliatifs se sont construits sur une position critique pourquoi l’avoir abandonné si facilement ?

Une première explication réside dans la nature même de cette crise, brutale, inattendue. Il nous fallait rester souder pour l’affronter. Et si c’est la guerre, combattre aux côtés des soignants de première ligne. Ceux qui auraient pactisé avec l’ennemi, qui auraient accepté la mort seraient des traîtres, position inacceptable ; mieux vaut alors collaborer à l’effort de guerre par les protocoles et l’hypnovel puisque la technique était la seule arme reconnue. 

Les soins palliatifs sont traversés depuis longtemps par une tension entre 2 mouvements :

  • Celui de la militance sur la place de la mort dans la société et dans le monde dus soin,  sur la mise en cause de la technique et le mouvement  de l’expertise et de la spécialisation nécessaire à l’institutionnalisation. Cette bipédie comme dirait Claire Fourcade est bien sur un peu boiteuse, la jeune génération se revendiquant spécialistes de la douleur ou des symptômes, et, prenant place au sein d’équipes et de services déjà anciens, ne prennent pas forcément la mesure de ce qu’avait apporté de profondément subversif la culture palliative.  Les soins palliatifs ont petit à petit versé sur une médecine palliative qui n’est qu’une médecine des symptômes et non de la personne. La pandémie a alors accéléré le mouvement puisque la notion de personne même a totalement disparu dans le phénomène de masse.
  • Une autre explication de cette soumission au discours dominant réside dans l’hétérogénéité des vécus.  Comme le reste de la société française, le monde soins palliatifs a été coupé en 2 : un sous la vague et un sur le rivage.  Ceux qui se sont débattus ont été pour part sidérés et pour part pris dans une activité folle. Les autres ont eu le temps de rédiger les protocoles à la demande des autorités et des tutelles et n’ont pas par exemple pris la mesure des particularités cliniques de la maladie,

Mais il me semble qu’il faut chercher les explications plus loin : La peur de la mort nous a paralysé : une des idées souvent entendue serait qu’il faut être au clair avec sa mort pour faire des soins palliatifs, dans la même veine on demande aussi au malade de regarder sa mort en face, au moins d’être au courant : La question fréquente des soignants : « sait-il ? » sous-entend « sait-il qu’il va mourir ». Or si nous le savons tous (que nous allons nous mourir) à l’instar de François Mitterrand nous n’y croyons pas. Pour les professionnels de soins palliatifs, il me semble que justement c’est parce que nous avons quelque chose de plus difficile encore avec la mort que nous nous retrouvons à cette place. Or la peur a paralysé certains qui ont par exemple interdit toutes les visites pensant protéger leurs malades mais aussi eux-mêmes.  Un des modes que nous repérons si bien chez les autres de défense de cette peur est bien de banaliser la mort par la succession des procédures techniques qui dissolvent le drame existentiel.  Et nos protocoles ont eu cette fonction.

Lors de cette première vague, si les directives pleuvaient, souvent contradictoires, elles n’avaient pas valeur de droit : il s’agissait de recommandations, de textes de bonnes pratiques et il est peut-être plus difficile de s’opposer à ce droit mou qui semble émaner de partout : des experts, des directions et des tutelles, et même de tous les organismes comme la Sfap ou d’autres sociétés savantes.  La transgression était possible, elle a eu lieu dans de multiples établissements mais elle n’a pas été la règle et n’a pas non plus été visible. A postériori, chacun s’est senti malmené, amené à faire ce qu’il réprouvait et à défendre ce qu’il soutenait auparavant. Chacun s’est plaint de ce manque de liberté, de cette impossibilité d’agir alors que l’action au contraire était pour beaucoup débarrassée de tout carcan administratif.  Une propension à être « bon élève » à se soumettre, une difficulté à assumer une subversivité qui pouvait sembler à contre-courant ? Comment nous qui participons à ce mouvement des soins palliatifs nous en remettrons-nous et comment pourrons-nous de nouveau défendre nos fondamentaux ?

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