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Enjeux éthiques de la quête spirituelle des patients

Dr Joël CECCALDI

Aborder les enjeux éthiques de la quête spirituelle des patients implique avant tout de tenter de clarifier ce que peut être la quête spirituelle des patients.

De la quête

Un brin désuète, la quête, avec son odeur de sacristie, évoque d’emblée le religieux. Dans notre monde contemporain sécularisé, on parle plus volontiers d’enquête ou de recherche. Celle-ci peut être explicite, quand la personne dit son besoin ou clame son désir. Ou rester implicite, traduisant une attente, trahissant une insatisfaction ou une envie : bref, un manque. Le corps est tendu vers la source qui étanchera sa soif ; la main courbée prolonge le pavillon de l’oreille cherchant à saisir le murmure ou à discerner le message dans le vacarme ambiant ; ou la voici encore, qui se tend éperdument vers le passant rivé sur son portable, ou vers le passager du métro, secouant la sébile assez près de son nez pour le priver de tout échappatoire.

En tant qu’attente, toute quête est à la fois active et passive. Prendre l’initiative pour combler le manque, se bouger pour trouver, faire ce qu’il faut pour assouvir l’envie. Mais consentir aussi à donner du temps au temps, le temps nécessaire pour que se réalise le désir, reconnaître qu’un essai fut une erreur, faire le deuil d’une expérience qui a été un échec, souffrir la perte d’une occasion manquée.

De la quête spirituelle

La question à résoudre devient : sur quoi porte l’enquête ? Quel est l’objet de la recherche ? L’aspiration va-t-elle vers du plus ou vers du mieux ? Est-elle quantifiable ou qualifiable ? L’investigation concerne-t-elle les moyens, la fin, ou les deux ? Passe-t-elle par les sens corporels de nos sensations, par la vue, par l’ouïe, par le tact, par l’odorat ou le goût ? Emprunte-t-elle ce sens-ci ou cette direction-là ? Et finalement, que signifie-t-elle pour nous ?

La valeur que nous lui accordons sera sans doute à l’aune de la valeur que nous donnons à son objet. Ou à son sujet. Tant il est vrai qu’en la matière, si l’on ose dire, il peut bien s’agir d’un sujet autant que d’un objet, ou d’aucun des deux : ce qui est cherché déborde ces catégories qui structurent notre approche habituelle formatée par la techno science, avant tout faite pour explorer des processus et pour manipuler des mécanismes, en vue de plus de savoir et de pouvoir.

Que dire alors de cet excès par rapport à nos habitudes de pensée et d’action ? Comment décrire cet au-delà qu’aborde le débordement de ce qui fait, ou faisait jusque-là consensus quant à notre rapport au réel, à savoir la science et la technique ? Quels mots mettre sur cette autre manière d’être, sur cette autre conjugaison de l’être, sur cet être au-delà ou en deçà des « étants » — pour parler comme Heidegger, mais avec la conviction qu’il est bien d’autres façons d’en parler avec au moins autant de pertinence, ou d’impertinence ?

D’un bord on sait d’où l’on part : dans ce mouvement d’ouverture, voire d’exil volontaire, on perçoit bien ce que l’on quitte, de quoi l’on se détache et de qui l’on va peut-être se séparer. De l’autre, c’est l’infini, au sens propre du terme : le sans fin de l’absence de limite, qui n’a rien à voir avec l’absence de destination ou de perspective, mais qui rend impossible toute tentative d’en faire le tour, illusoire tout effort pour l’enserrer dans le cadre d’une connaissance ou même pour l’enfermer dans les catégories d’un langage.  Il reste pourtant possible de mettre des mots dessus, à condition de ne pas chercher à en faire les maillons d’une chaîne ou les parpaings d’une prison : une définition qui aurait la prétention d’en rendre compte, exhaustivement et intégralement. Des mots d’artiste, de poète, de philosophe ou d’écrivain, des mots en forme d’image ou de son, d’odeur ou de goût, des mots qui touchent ou des expressions corporelles qui font bouger, ce qui veut dire aussi qu’elles peuvent émouvoir : peu importe, dès lors qu’il s’agit d’humain, d’humain inspiré, autrement dit traversé et transpirant, passif autant qu’actif, « agissant et souffrant » pour dire les choses comme Paul Ricœur.  

Quoi qu’il en soit du flou des contours de ce qui nous préoccupe ici — motif si souvent, trop souvent estimé suffisant pour s’en détourner et passer à autre chose —, l’attente qu’exprime la quête spirituelle ne mérite-t-elle pas toute notre attention et donc notre présence, notre présence d’esprit ? Ne serait-ce que parce qu’elle se manifeste dans/par un nombre croissant d’approches, d’ouvrages, de blogs proposés par toujours plus d’auteurs intervenant dans toujours plus de colloques, de séminaires ou d’ateliers, avec tous les risques, en particulier sanitaires, que cela représente, notre réponse de médecin ne saurait être qu’affirmative. Mais au-delà d’une vigilance soignante préventive voire curative à l’égard des effets délétères de pratiques ésotériques propres à immuniser contre toute vision trop irénique et naïve de ce qu’est une quête spirituelle — pratiques hors de portée de notre laïcité dès lors qu’elles ne touchent pas le service public —, il s’agit d’être ouvert sans préjugé à l’altérité de l’autre, autrement dit d’être hospitalier. Surtout quand cet autre est malade, handicapé ou très âgé, ainsi que le suggère le vocable de « patient » inclus dans notre titre, sur lequel nous allons revenir, non sans avoir d’abord visité un peu plus l’attention et la présence requises dès lors qu’on veut comprendre ce qu’exprime la quête spirituelle.

Conformément à la vision qu’a Aristote de la vertu dans son Ethique à Nicomaque, et sans qu’il soit question d’en faire des vertus, les qualités d’attention et de présence peuvent être considérées comme des lignes de crête d’excellence serpentant entre les deux versants glissants d’un vice par défaut d’un côté et d’un vice par excès de l’autre. Ainsi, l’attention, loin de la négligence et de l’indifférence, ne verserait pas pour autant dans l’intrusion ni dans l’indiscrétion. Quant à la présence, à elle d’éviter les pièges tant de l’abandon ou de la démission que de l’ingérence ou de l’emprise. Vue positivement, l’attention peut être attentive ou attentionnée. Dans ses Cahiers, Valéry en fait l’œil de l’esprit et la décrit ainsi : « L’attention est la tendance à passer de l’état inactif à l’état actif de l’esprit. C’est l’état d’être prêt, le passage au pied de guerre. En ce sens, l’attention ressemble à la vision, ou plutôt à l’accommodation, la mise au point. L’attention est à la perception générale ce que l’accommodation est à la rétine, à la perception visuelle ». Attentive, elle est vigilance propice à l’étude, elle correspond à la conscience des neurologues et des psychologues comportementalistes, elle s’exprime dans l’inclinaison du clinicien qui se penche sur un dossier ou sur la personne qu’il examine attentivement sur un lit. Attentionnée, elle est un fruit de la sollicitude et se manifeste dans l’écoute ; elle correspond plutôt à la conscience des moralistes, voire à l’inconscient des psychanalystes, et elle relève de l’inclination du clinicien, autrement dit de ce que lui inspirent ses convictions les plus intimes. Quant à la présence, on peut la voir à la manière d’une offre ou bien sur le mode d’un don : d’un côté une présence mesurable et rentable, selon une logique d’équivalence suivant la loi de l’offre et de la demande, avec retour sur investissement, où il importe de profiter d’être sur place pour recueillir le maximum de données exploitables ; de l’autre le présent d’une présence, investissement incommensurable et sans attente de retour, où l’on fait don de sa personne dans une logique de surabondance qui peut paraitre futile ou superflue, voire prodigue, et où face à l’autre rencontré, se recueillir importe plus que recueillir.  

De la quête spirituelle des patients

Ce vocable de « patient » dont on affuble la personne soignée ne met-il pas trop l’accent sur sa passivité ? Dans le langage contemporain, la patience a quelque peu perdu de son versant actif, celui qu’elle avait à l’origine dans le monde antique : obstination, opiniâtreté, persévérance ou ténacité. De nos jours, taxer quelqu’un d’obstiné, ça n’est pas le complimenter ; et heureusement que la loi Léonetti prend la précaution de qualifier de « déraisonnable » l’obstination qu’elle interdit à juste titre, incitant par là le médecin à s’interroger sur le bien-fondé de son insistance à combattre le mal, mais sans renoncer par ailleurs ni à faire de la recherche curative ni à s’obstiner quand cela reste raisonnable. D’un autre côté, y a-t-il aux jours d’aujourd’hui autre chose que la constipation pour avoir droit au qualificatif d’opiniâtre ? …

Et ces professionnels de santé, en particuliers les médecins, formés pour être actifs et efficaces, et dont la propension à l’action les rend si réfractaires à l’abstention, ne gagneraient-ils pas à prendre aussi en considération et à s’approprier la patience de leurs patients, vue pour le coup comme on la voit actuellement, i.e. exclusivement sous son jour passif ? Une étude de comportement aurait montré qu’il ne s’écoule pas plus de 17 secondes avant que le médecin n’interrompe la personne entrée dans son cabinet pour le solliciter et tentant d’expliquer ce qui l’amène. Dans un de ses livres où il s’interroge sur ce qu’est Un bon médecin, le généraliste devenu philosophe Michel Geoffroy croit discerner qu’il doit être savant, soignant et… patient. Pour souligner cette dimension d’accompagnement et de service aux personnes ainsi que de soutien qu’on retrouve dans les soins de support, l’on peut aussi rappeler que le verbe grec thérapeuein d’où viennent nos thérapies et thérapeutiques signifiait servir, et en l’espèce et à l’époque, tant les dieux que les hommes. Et une fois administré le traitement à visée curatrice, le prescripteur n’est-il pas tenu d’en passer lui aussi par la case de l’attente de l’effet espéré favorable, tout en aidant pendant ce temps la personne à continuer de vivre au jour le jour grâce aux soins de support ad hoc ?

Finalement, sous la blouse du professionnel de santé comme sous celle du malade hospitalisé, n’est-ce pas la même pâte humaine que l’on retrouve ? Celle d’une commune condition caractérisant deux êtres de chair et d’esprit qui se rencontrent et qui vont avoir un bout de chemin à faire ensemble, pendant lequel ils seront tôt ou tard amenés à partager ce pain qui fait d’eux des compagnons, conformément à l’étymologie. On voit donc qu’en matière de quête spirituelle, les conditions sont là pour que tous se sentent concernés, malades ou pas, soignants comme soignés, par une aventure mêlant actif et passif : à l’image des deux temps, inspiratoire et expiratoire, du cycle qui détermine la vie des humains au sein de leur milieu commun ; et au-delà du strict biologique, du cycle qui fait de nous des êtres d’esprit — conformément à l’étymologie (spiritus = souffle) —,  des sujets décrits dans Soi-même comme un autre comme  « agissant et souffrant », des personnes qui ne peuvent advenir et subsister qu’en relation les unes avec les autres.

Quels enjeux éthiques dans ces conditions ?    

L’enjeu essentiel nous semble être celui de l’hospitalité : il s’agit en effet d’élargir notre disponibilité et la focale de notre accueil de l’autre, de telle sorte qu’au minimum son éventuelle quête spirituelle ne passe pas inaperçue, et qu’au mieux il se sente libre de témoigner de sa démarche sans crainte d’être jugé voire exclu de la relation de soin au motif qu’en toute laïcité un tel sujet n’y a pas sa place.

L’hospitalité met en jeu deux hôtes dont l’un reçoit l’autre après que ce dernier ait franchi ce qui les séparait jusque-là : seuil, sas, frontière ou ligne de démarcation. Elle met en principe en scène un accueil ouvrant sur une rencontre entre deux êtres au sein d’un espace-temps structuré par une séparation entre un dehors d’où vient l’un et un dedans où vit l’autre. Comme la patience qui subit et résiste, comme la quête qui découvre et invente, comme le cycle vital qui mêle inspiration et expiration, l’hospitalité peut revêtir le mode actif de l’invitation préparée et maîtrisée jusque dans les moindres détails du protocole, ou la forme passive de la visitation impromptue qui se solde par le recueil sans façon ni délai de l’étranger de passage ou du vagabond hébergé à la fortune du pot. Avec la claire conscience que les rôles respectifs des deux hôtes en présence sont à la fois différents, irréductibles l’un à l’autre, et interchangeables si l’on met dans l’équation la dimension du temps : le nomade reçu d’aujourd’hui pourra demain être le sédentaire qui reçoit, et inversement, d’où la coutume du symbole pour que celui qui avait d’abord accueilli puisse l’être à son tour le moment venu.

Mais ce portrait-robot séduisant pour l’esprit ne résiste pas longtemps à une réflexion plus poussée : chacun des agents hospitaliers de notre institution hospitalière n’est-il pas en réalité un agent double, incarnant à chaque instant de son exercice professionnel les deux rôles à la fois ? Ainsi, le praticien hospitalier que je fus est certes un hôte qui accueille celle ou celui qui demande de l’aide parce que ça ne va plus ; mais il est tout autant un hôte accueilli, non seulement par l’État qui l’emploie et lui offre un lieu d’exercice, mais aussi par cette même personne qui ne va pas bien et qui lui permettra d’entrer dans sa chambre quand il toquera à sa porte pour lui rendre visite, faire sa connaissance et la soigner.

Par ailleurs, la ligne qui sépare l’extérieur d’où vient l’hôte hébergé de l’intérieur où vit l’hôte hébergeur peut se dématérialiser et devenir virtuelle, ouvrant au vertueux, en passant par notre for interne. C’est alors l’intime de chacun, ni dehors ni dedans tout autant que dehors et dedans, qui devient l’espace-temps de la rencontre entre deux « moi » ou deux « soi » : d’une part la personne qui croit en des valeurs dont elle se veut et se porte garante ; d’autre part le personnage, avec ses rôles et son statut, ses charges et sa fonction, la place qu’il occupe et ce que la société attend de lui. Et pour reprendre les mots du Soi-même comme un autre dont il est bien question ici : d’un côté la « conviction » du témoin prêt au besoin à aller jusqu’à « l’attestation » ; de l’autre la « critique » du citoyen et/ou du professionnel responsables, soucieux d’équité et respectueux de « chacun ».

Et n’est-ce pas cet intime, où se joue notre ouverture à l’autre, qui constitue le lieu et le temps tant de la sexualité que de la spiritualité, cet objet/sujet de la quête qui nous anime tous, malades et bien portants, soignés et soignants, accompagnés et accompagnants ou accompagnateurs ? Qu’il s’agisse en effet de sexe ou de foi, prendre l’initiative d’en parler est tout sauf évident. Il faut suffisamment de confiance pour dépasser la pudeur qui gêne voire empêche de faire le premier pas, celui d’avouer au médecin que si j’ai cessé de prendre le médicament qu’il m’a prescrit, c’est parce que l’envie n’est plus là depuis que je me traite, et en plus elle semble revenir depuis que j’ai arrêté ; de l’autre bord, bien du temps s’est écoulé avant que la sexologie n’émerge au sein des soins de support pour intégrer aussi les relations sexuelles dans la qualité de vie des malades et pour que le médecin n’attende plus que ces derniers en parlent pour en parler lui-même.

Or en prenant un peu de recul historique, on ne peut qu’être frappé par le croisement des courbes et des tendances : si jadis parler de Dieu et taire ses ébats nocturnes voire diurnes allait de soi et allaient de pair, c’est plutôt l’inverse aujourd’hui. Avec en toile de fond la même sensibilité, et donc la même réactivité et le même risque de violence, s’agissant de l’intime que chacun garde en principe la liberté d’exposer ou de cacher, d’ouvrir ou de fermer à la rencontre et à la relation, du sexuel au spirituel, et retour. L’on notera en outre, au plan de la déontologie médicale, que si la relation sexuelle entre les partenaires en présence est interdite, comme l’acte de tuer et celui de violer le secret médical, rien de clair et d’explicite n’est indiqué concernant la relation spirituelle. On ne s’en étonnera pas outre mesure : qu’y aurait-il à dire d’une réalité qui semble scotomisée par notre système sanitaire biomédical et qui — à la décharge de cette même institution — a un contenu aussi évanescent et des contours aussi flous — s’ils existent s’agissant d’infini — que ceux d’une flamme ou d’un souffle ?  Et l’on insistera pour finir sur le fait que notre laïcité, ce dispositif conçu pour préserver notre liberté de conscience et pour garantir l’égalité de tous en matière…d’esprit, n’a rien contre tout ce que nous venons d’évoquer. 

Julie MIGOT (discutante)

Merci pour cet exposé très référencé, qui ouvre de nombreux questionnements. 

Vous venez d’élaborer une réflexion sur les conditions, la posture, les enjeux relationnels, les limites d’une rencontre spirituelle, de l’accueil d’une parole intime.  Vous présentez ces enjeux sous forme d’une dualité, d’une bipolarité, d’un « entre deux » et des mouvements qui l’accompagnent :

  • Entre action passive ou active         
  • Entre condition partagée, universelle ou individuelle
  • Ente une attention qui observe et mesure, et une attention qui écoute et qui entend
  • Entre une présence conditionnée et une présence inconditionnelle
  • Entre un dedans et un dehors.

Cette présentation ouvre maintenant un débat de nature clinique qui concerne les modalités d’accompagnement de la quête de cette dimension spirituelle.

Mais avant de nous intéresser à la mise en application de cette notion reconnue comme dimension à part entière de la personne souffrante, la psychologue que je suis éprouve un besoin de clarification : 

• De quoi parle-t-on, qu’entend-on par « spiritualité » ?

  • Où la situer : du côté du sens, du sacré, de la croyance ?
  • Comment définir la spiritualité dans un contexte médical, puisqu’il est question de patient et d’hôpital ?
  • Faut-il en faire un objet de soin ?
  • À qui incombe ce travail de « présence » ?

• La mise en œuvre de ce nouveau soin ne participerait elle pas d’une nième approche catégorielle de la personne ?

• Enfin, sur quels principes peut-on s’appuyer pour affirmer qu’il faut ou qu’il ne faut pas faire de la spiritualité, à l’hôpital, un objet d’intérêt puis un objet de soin ? Autonomie, bienfaisance ?…

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