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Comment accompagner les risques liés à la volonté des usagers ? L’exemple de la création d’un spectacle public

Texte de Gaëlle Baudin, écrit et réalisé sur la base d’échanges avec Valérie Lacamoire

 Cette question est issue de nombreuses réflexions qui nous traversent Valérie et moi, autour de nos pratiques du théâtre ou de la danse, en institution spécialisée où nous intervenons. Valérie Lacamoire est psychométricienne, elle est également danseuse et chorégraphe, de la cie Les Résonances. À ce titre elle intervient auprès de différents publics dans des Établissements Sanitaire et Médico-Sociaux, où elle mène des ateliers de danse contemporaine. Elle a également fait l’expérience de plusieurs projets chorégraphiques avec des personnes en situation de handicap. Pour ma part, je travaille depuis plusieurs années dans le secteur médico-social, principalement auprès de personnes adultes, en situation de handicap mental ou psychique. Je suis actuellement en Master de soin, éthique et santé, au département de philosophie Bordeaux Montaigne. Art thérapeute de formation, autour de la pratique de la danse et de la photographie, j’exerce des fonctions éducatives en milieu institutionnel. Aborder la personne de manière plus globale me permet ici de questionner la place des pratiques artistiques et le sens qu’elles prennent pour les personnes que nous accueillons.

Les pratiques artistiques se situent dans une dynamique qui privilégie la recherche, l’exploration, l’expérimentation, l’exposition de soi et éventuellement la relation à un public : autant de mouvements psychiques qui invitent l’usager à l’expérience de l’inconnu, autrement dit à la prise de risque. Dans son Eloge du risqu , la psychanalyste Anne Dufourmantelle[1] élabore une pensée du risque pour celui qui prend la parole, elle évoque «  un combat dont ne nous connaîtrions pas l’adversaire, un désir dont nous n’aurions pas connaissance, un amour dont ne saurions  pas le visage, un pur événement. Si le risque est cet événement, dit-elle, il est au-delà du choix, un engagement physique du côté de l’inconnu, de la nuit, du non-savoir, un pari face à ce qui, précisément, ne peut se trancher. Il ouvre alors la possibilité que survienne l’inespéré ». Il est difficile rappelle t’elle de considérer le risque aujourd’hui, pris dans une culture politique du « risque zéro », dans cette nouvelle guerre contre le terrorisme où le tout sécuritaire apparaît comme la seule réponse possible. Si Anne Dufourmantelle prend une telle hauteur c’est pour mieux rendre compte de comment ce politique, à la manière des machines désirantes, fait parti de ce qui nous anime ou nous inhibe, que ce soit dans nos vies personnelles ou professionnelles. Cette prise de hauteur permet ici de mieux réhabiliter le risque, celui de tous les jours, celui qui ouvre sur cet inconnu qui nous intéresse aujourd’hui.

Dans la culture institutionnelle du handicap mental ou psychique, cette prise de risque ne va pas toujours de soi. La question de la fragilité, des incapacités ouvre sur un point de tension entre le droit à l’accès au soin, à la protection et le droit à l’autonomie. La protection des personnes en situation de handicap est soutenue par des pratiques du quotidien qui cherchent à sécuriser et à stabiliser les états psychiques, émotionnels et relationnels. Elles se caractérisent par la construction de repères qui bordent, qui tendent vers une homéostasie. On est dans la stase. L’équilibre à tenir en fonction des besoins de la personne accueillie entre soucis de sécurité et accès aux libertés fondamentales est fragile. Cela demande aux professionnels du soin et de la relation d’aide la possibilité de prise de recul quant à leurs pratiques, qui passe à la fois par des ressources internes et par un étayage institutionnel fort.

Dans la pratique artistique qui nous intéresse, les mouvements de création bousculent, débordent. Il ne s’agit pas ici d’apporter une définition de l’art ou de la création. Il s’agit plus d’appréhender des exemples concrets, autour notamment des arts vivants ( comme la danse et le théâtre) , en montrant en quoi occuper une posture d’artiste peut déstabiliser la personne en situation de handicap par rapport à la place à laquelle l’institution, dans un soucis de protection, peut l’assigner. De la même manière sont déstabilisés les professionnels de l’accompagnement qui sont en prise avec cette « injonction paradoxale » entre protection et autonomie des personnes. Les artistes de leurs côté ne sont pas sans être bousculés eux même dans leurs pratiques, face à des personnes dites dépendantes, fragiles et une culture institutionnelle qui tend vers des pratiques artistiques à travers des partenariats, sans pour autant avoir des clés de compréhension des processus de création, ce qui ouvre sur des biais dans la lecture clinique des manifestations des usagers (lecture de l’excitation, de l’énervement, de la fatigue, de l’angoisse)

Notre réflexion s’appuie sur des expériences de projets d’ateliers de danse et de théâtre, menés par des artistes professionnels et également de projets de partenariat, soutenus par le conseil départemental, qui ont justement pour ambition de rapprocher les institutions du secteur sanitaire et médico-social, des institutions culturelles en vue d‘une rencontre et de production dans l’espace public. Ces projets ont en commun d’inviter les personnes à s’inscrire dans des chemins et lieux inhabituels : les espaces d’expérimentation en théâtre et danse ouvrent en effet sur une mise en circulation des subjectivités où le rapport à la norme, à l’autre, au réel et à l’imaginaire sortent de leur champ habituel. Les personnes qui s’y engagent ont souvent du mal à se représenter ces espaces, ils s’y essaient par envie spontanée ou sur proposition de l’équipe éducative ou soignante : certains pourront finalement très clairement dire que cela ne leur convient pas, d’autres y trouver un espace qui ne fait aucun doute quant à leur volonté de s’y risquer totalement. Il est cependant compliqué ici pour beaucoup de personnes d’exprimer un choix éclairé. Ce choix se traduisant par un long travail d’ajustement.

En guise d’introduction à cette réflexion, un premier exemple pouvant illustrer notre propos quant à ce qui se décale : cet exemple porte sur un atelier théâtre mené par une comédienne et metteur en scène, où ce déplacement est d’autant plus fort que l’approche de la metteuse en scène est en décalage avec une pratique conventionnelle du théâtre. Cela se traduit par l’absence de texte, l’absence de hiérarchisation des rôles et la proposition d’un travail d’exploration, de création collective autour de thèmes (tel que l’habitat, l’invisibilité, la désobéissance) et autour de ce qui émane de notre manière d’être en lien avec un lieu. Ces recherches, dans un mouvement permanent entre le « je » et le « nous » passent par des voies inhabituelles : des grands temps de discussions, des délibérations et des prises de décisions collectives, avec comme fil d’Ariane une ouverture à la rêverie, aux langages réinventés, à la possibilité du silence, du rien, du vide et de l’ennui. La première année de cet atelier fut marquée par des incompréhensions et des points de désaccords entre les professionnels engagés dans le projet. Pour certains éducateurs ces modes d’ouverture à l’imaginaire semblaient difficiles à appréhender : en pratique ils avaient besoin d’intervenir dans les propositions des usagers, pour couper ce qui émergeait, en appelant au réel.  Ce que proposait la metteure en scène semblait représenter un risque qu’il fallait contenir, borner, dans un souci de protection et d’ancrage. Pris dans un malaise clairement énoncé, ce processus de création apparaissait trop déconcertant, s’éloignant dangereusement du réel pour des personnes psychiquement fragiles. Le rapport au temps était également vécu comme un ennui dommageable, un vide que l’éducateur ne savait comment occuper. De la même manière, il n’est pas évident pour le professionnel accompagnant de se défaire de sortes de réflexes :  comme par exemple ramener la personne sur un exercice de mémorisation, là où l’intervenant cherche justement à voir comment le récit se transforme, pour laisser advenir les choses et saisir ce qui surgit. Il est bien difficile que quelque chose advienne lorsque l’éducateur, rappelle à la personne :

  • « Mais vous êtes bien sûr qu’il s’est passé ça ? Rappelez-vous, vous n’aviez pas dit ça la dernière fois »

Ou autre exemple le jour où au cours d’une discussion, la metteur en scène, toujours attentive à ce qui pourrait émerger, appelle à des chansons spontanées, appel auquel je réponds par je ne sais quel réflexe de rappel à un cadre, par un :

  • « Chut !! », alors qu’une voix se risquait à chanter.

Tous ces exemples correspondent au vécu de bon nombre de chorégraphes, danseurs, comédiens, metteur en scène. Beaucoup s’accordent à dire que lorsqu’ils font des ateliers avec des personnes dites fragiles, ils ne savent pas comment faire avec la présence des soignants, des éducateurs face à leurs modes d’intervention. Certains prennent une posture radicale, disant préférer mener leurs ateliers seuls, pour ne pas être mis face à des lieux d’impossible. D’autres vont vers une posture militante et se revendiquent comme ceux qui, par la voix de l’art, vont libérer les personnes handicapées du carcan institutionnel. Jean Oury parle également du regard esthétisant sur la folie, sur l’étrangeté. Ce qui est étrange fascine. Mais ce penchant à l’esthétisation peut tendre à objectiser l’autre. Certains artistes cherchent à redonner une place à ce qui fait figure d’étrangeté. Pour exemple, sortant d’une représentation d’un spectacle de danse créé avec des personnes handicapées, un metteur en scène présent dans le public me fait part de son agacement quant à des séquences où la scénographie lui laissait penser que l’on cherche à cacher les personnes, comme une volonté de ne pas dévoiler l’étrangeté. Or dans son regard et dans son expérience de travail auprès de personnes avec un handicap psychique, il pense que justement il ne faut pas chercher à la dissimuler l’étrangeté.  Mais pour ces danseurs, ce qu’ils donnaient à voir ou non dans ce spectacle, ne s’articulait pas autour de cette question. Certaines postures artistiques interrogent la place des personnes handicapées dans le social, mais par là-même, elles interrogent la place à laquelle elles sont mises pour pouvoir interroger ce social : à cet endroit une création voudrait, dans une revendication à la différence, l’exposer. Mais pour ne pas être enfermées dans cette revendication, les personnes handicapées ont ici à devenir actrices de cette revendication, dans un empowerment que le metteur en scène mettrait en forme.

  Les projets sur lesquels nous allons nous appuyer s’inscrivent dans des partenariats entre institution culturelle et institution sanitaire et médico-sociale, cherchant la rencontre de deux univers, pour mieux soutenir l’accès à l’espace public des personnes en situation de handicap. Ces projets de partenariat ouvrent ici sur un espace singulier de représentation, un lieu inhabituel dans le quotidien institutionnel : l’espace de la scène et à travers elle l’expérience particulière du public, La scène est le lieu de rencontre avec ce public, elle donne la mesure de sa présence, de ses attentes. Elle apparaît ici comme l’espace symbolique d’une forme de transcendance, où tout se trouve exacerbé : boîte noire qui génère fascination, attirance, effroi, rejet. La scène qui marque l’entrée dans cet autre lieu hors normes, où tout peut se passer : crier, hurler, insulter, … La scène ici rappelle un état de suspension, de flottement, où l’on est à la fois hors et dans le corps social. Dans ce hors norme, elle permet d’accéder à des lieux d’inconnu exigeants, aussi puissants qu’éphémères. Ces lieux artistiques, ces territoires inconnus rappellent ici la déterritorialisation de G. Deleuze et F. Guattari, mouvement qui se meut en un autre, la reterritorialisation, propre au mouvement de l’art. Il y a ici l’idée de renoncer à quelque chose pour gagner autre chose. Il s’agit de sortir de son territoire et de ses repères pour aller vers l’inconnu d’une création, où un nouveau territoire se dessine. C’est dans cette tension vers l’ailleurs que réside ici ce que nous appelons « risque », ce même risque dans lequel nous invite Anne Dufourmantelle.

En déstabilisant là où l’on cherche habituellement la stase, ces projets artistiques et leurs lieux d’inconnu bousculent. Pour les personnes qui y participent, se risquer à cet inconnu, n’est pas sans réveiller des peurs, des angoisses ou des passions. Les pulsions de vie et de mort se déchaînent, passant de l’extase d’un mouvement, d’un geste, d’une parole, d’une harmonie, à un vide insoutenable, à une peur irrépressible. Pour les professionnels qui s’y engagent, il y a parfois la crainte que les processus de création entament des constructions identitaires fragiles, comme nous l’avons vu dans le premier exemple. Mais c’est aussi ce qui déborde dans le quotidien qu’il faut s’attacher à expliciter : pour les personnes que nous accompagnons, ce qu‘ils soutiennent dans ces projets s’exprime par une très grande fatigabilité et une majoration des troubles allant d’une hyper excitation à des replis majeurs.

Lorsque les équipes soignantes et éducatives se font témoins de ces manifestations, elles peuvent se retrouver démunies et ne savent comment accueillir et accompagner les personnes : certains professionnels, accueilleront assez aisément, quand d’autres verront dans cette grande fatigue et ces débordements, des effets iatrogènes :

  •  « En temps normal, dit un jour un éducateur, pour moins que ça, nous aurions tout arrêté ! ».

Ces projets artistiques peuvent ainsi heurter et interroger les pratiques professionnelles : artistiques, éducatives et soignantes. Pour tendre vers un questionnement de ces pratiques, il ne s’agit pas d’avoir un regard clivant et binaire entre l’institution qui serait empêchante et l’artiste celui qui ouvre et qui libère. Il s’agit de considérer les rapports d’asymétrie sur lesquels elles sont construites. Réfléchir en effet ici à la posture du chorégraphe ou du metteur en scène nous intéresse ici car il a sous sa direction des personnes en situation de dépendance, de vulnérabilité, sur lesquelles il a un pouvoir. De la même manière la relation éducative ou soignante s’appuie sur une asymétrie dans les rapports de pouvoir. À l’aune de ces projets, ils peuvent ainsi tout autant l’un que l’autre révéler leur potentiel d’aliénation ou d’émancipation :  aliénation dans tout ce que l’artiste peut venir bousculer, instrumentaliser de l’autre au service d’une mise en forme artistique et de tout ce que l’institution a de réflexe sécuritaire. Émancipation dans tout ce que l’artiste peut soutenir dans la circulation des imaginaires et dans tout ce que l’institution spécialisée a de repérant, de stabilisant, qui permet justement aux personnes d’oser se risquer. Il s’agit donc dans ces projets artistiques d’accompagner le risque que prend l’usager et d’analyser les mouvements d’ouverture ou de fermeture des professionnels, c’est ce que nous verrons dans notre 1ère partie. Dans un second temps nous aborderons sous un angle plus normatif et philosophique les points de tension entre droit à la protection et droit à l’autonomie, à la liberté.

I- Observation des mouvements de fermetures et d’ouvertures dans les modalités d’accompagnement et de création:

Comme nous l’avons évoqué en introduction, Il y a ici à considérer des rapports d’asymétrie qui sont à l’œuvre aussi bien dans la posture du chorégraphe que dans celle du soignant ou de l’éducateur.

I-1 La place du chorégraphe qui a en charge le projet :

  À la différence des éducateurs ou soignants, la mission du chorégraphe ne s’inscrit pas dans une tension culturelle entre soucis de protection et autonomie. Le chorégraphe est pris lui dans l’exigence de la création d’un spectacle. C’est en cela que la posture de l’artiste chorégraphe nous intéresse, dans la mesure où elle s’inscrit dans le lien avec les danseurs qu’il dirige dans des rapports de pouvoir, qui potentiellement peuvent autant être aliénants que libérateurs. La question est ici de savoir comment le chorégraphe compose avec les exigences d’un spectacle, auprès de danseurs ici handicapés aux prises avec des difficultés de compréhension, des difficultés à se projeter, des fragilités émotionnelles et relationnelles. L’exigence d’un spectacle implique pour les danseurs de se décentrer pour se mettre au service de la création, de se mettre au travail et de tenir dans la durée, de faire d’importants efforts de concentration, de supporter les critiques, de gérer leur stress et leur fatigue. Toutes ces exigences peuvent devenir malmenantes si le chorégraphe et professionnels accompagnants ne sont pas à l’écoute des danseurs. Valerie Lacamoire met en avant ici la nécessité de l’écoute des manifestations des danseurs et celle de leur créativité.

L’écoute des manifestations émotionnelles : correspond ici à tout le travail d’accompagnement relationnel des soignants ou éducateurs, qui passe par une attention et un portage. Apparaissent ici plusieurs niveaux d’accompagnements :

  • Sphère institutionnelle : correspond au soutien institutionnel au sens plus large, porté par les professionnels qui ne participent pas directement au projet, mais qui font le lien avec le quotidien et s’offre comme un grand contenant.
  • Sphère psycho-éducative : correspond au soutien des éducateurs qui font partis de l’intimité du projet, qui se risquent eux même à la création, tout en étant garant de l’accueil des états émotionnels de personnes participants au projet.

L’écoute de leur expressivité et créativité : est celle qui va permettre de recueillir les éléments de création de ce qui fera le spectacle, les ingrédients du spectacle. Cela permet de donner une place aux danseurs, à leurs mesures. La position du chorégraphe qui dirige des danseurs implique de questionner ici la nature de son intention artistique :  l’imaginaire du chorégraphe tend à prendre forme sur scène, pour ne pas que cet imaginaire nuise aux personnes, il en va de la place des danseurs dans le processus de création. Un processus qui s’appuie sur des aller retours entre les propositions du chorégraphe et la manière dont les personnes se les approprient, vient borner, délimiter la place du chorégraphe. Si ce dernier est attentif aux propositions, l’imaginaire circule, avec des phénomènes d’ouverture et de limitation.

Mais le chorégraphe a à s’appuyer sur les professionnels engagés dans le projet et en arrière plan sur le cadre institutionnel.

I-2 La place de l’institution spécialisée dans l’accompagnement :

Selon la capacité des établissements et des professionnels à accueillir les processus de création, les usagers peuvent ou non s’ouvrir à la dynamique de projet artistique.

Comme nous le disions en introduction, ces projets sont exigeants et puissants, ils engagent les usagers dans un déplacement, aussi bien physiquement, psychiquement, que relationnellement.  Les usagers sont ainsi traversés par d’importantes variations émotionnelles, qui peuvent ouvrir sur une grande fatigabilité et une majoration des troubles. Les professionnels ne sont pas sans réagir à ses manifestations. Les pratiques éducatives varient ainsi entre repli sécuritaire, annulant toute prise de risque et étayage, accompagnant la prise risque.

Ces mouvements de fermeture ou d’ouverture sont à l’œuvre dans les différentes temporalités du projet de création :  temps où les usagers explorent, improvisent, expérimentent ; temps où le chorégraphe puisent des ingrédients, tire les fils et tisse la toile du spectacle ; temps où le processus s’intensifie : la création a trouvé sa forme et les danseurs, dans le cadre des résidences, ont à l’éprouver, à se l’approprier et à l’intégrer. Puis arrive le temps où le dispositif institutionnel dans son entier rentre dans l’intimité de la création : le temps de l’avant et après spectacle. C’est tout particulièrement ces deux temps là qui nous intéressent ici.

 L’avant spectacle : Nous parlions en introduction de la scène comme d’un état de flottement hors normes.  Les danseurs ont ici à conquérir quelque chose.

  • « Je vais m’évanouir sur scène », dit un des danseurs
  • « Je vais mourir sur scène » dit un autre.
  • « Il y a à toucher l’inflation magnifique de la scène » dit Valérie.

Ces phrases évoquent le passage, une ascension. Elle se marque parfois physiquement, par une très grande fatigue, des douleurs corporelles, questionnant les équipes éducatives quant à la capacité des usagers à supporter ce qu’implique une telle préparation. Ces manifestations amènent les professionnels à se demander si les usagers ne s’exposent pas à un danger trop important pour eux.

Deux exemples ici pour illustrer notre propos :

  • À quelques heures de la représentation, un des danseurs « s’écroule », donnant à voir et à entendre des angoisses de mort majeures : Replier sur lui même, pris par des pleurs et tremblements, il évoque en boucle la mort d’un oncle. Dans son repli il rejette la présence des éducateurs, demandant que le directeur de l’institution vienne et reste avec lui. Ce dernier accueille les demandes de cet homme et passe les quelques heures précédant le spectacle auprès de lui. Cet usager finit par sortir de son état et monte sur scène. Nous étions tous assez fébriles quant à son choix, pris dans la peur qu’il s’expose dangereusement. Pour autant, il a voulu aller jusqu’au bout et a assuré deux représentations, avec une très grande qualité de présence scène. Suite à ce projet il s’est par contre mis à distance de tout projet artistique et n’a accepté de se revoir sur scène que très récemment (7 ans après), disant que c’était beaucoup d’émotions pour lui, et ajoutant qu’un jour peut-être il essaierait à nouveau, mais qu’il avait « d’autres épreuves à affronter pour le moment ».
  • Toujours dans des manifestations de repli majeur, un deuxième exemple : toujours dans cette temporalité particulière des heures qui précèdent le spectacle, un usager se plonge dans un repli, semblant chercher comme à s’enfoncer dans un canapé. Elle n’arrive pratiquement plus à parler sauf à dire des douleurs, refusant de manger, demandant qu’on la laisse malgré ses plaintes. La particularité de cet exemple est que l’ensemble de l’équipe éducative n’a pu qu’être le témoin passif de ce repli. Je m’en suis pour ma part remis au regard de la psychologue institutionnelle, disant que simplement il fallait peut-être la laisser aller chercher la ressource elle même. Ce qui fut dans cet exemple effectivement ce dont cet usager avait besoin. Mais ce mode de repli n’a pas été sans marquer l’équipe : au cours d’une réunion, certains professionnels, ont questionné non sans virulence le bien fondé de ce projet devant de telles manifestations : « Pour bien moins que ça, en temps normal, on aurait tout arrêté ! ».

L’après spectacle :   les usagers ont à conquérir un statut pour accepter de le perdre aussitôt qu’ils l’ont gagné. Après avoir éprouvé la scène il faut donc accepter de la quitter : Il s’agit ici de redescendre après une ascension de l’ordre d’une mise à l’épreuve. La redescente peut ici être à la hauteur de l’ascension et générer une majoration de certains troubles :

  • Les jours qui ont suivi le spectacle, un usager débordait de prestance, dans une surenchère de manifestations de toute puissance, se doublant d’enjeux relationnels tels que tout un groupe de danseurs donnait à voir la même exacerbation, perturbant les autres usagers de l’établissement. Le quotidien de l’institution et l’ensemble des usagers n’avaient pas vécu l’intensité de la résidence, ni l’effervescence de la scène. Les danseurs et leurs débordements, une fois de retour ont fait comme effraction dans le réel institutionnel, aussi bien pour les usagers, que pour les professionnels. Comment répondre à ces manifestations groupales semant le trouble ? Dans notre exemple, nous avons en l’occurrence été comme dépassés par ces manifestations, cherchant de manière ferme à ce que tout débordement cesse, comme pris dans un souci de sauvegarde de l’ordre. Cette posture a généré de l’incompréhension, notamment du père d’un usager, verbalisant avec colère : « quand mon fils est sur scène il est formidable mais dès qu’il dit des gros mots ça va plus du tout et on l’aide plus !! ». Ce n’est qu’avec le recul que notre regard a commencé à considérer ce qu’ils disaient de leurs difficultés à redescendre d’une grande ascension et de la nécessité de le parler.
  • Dans un autre exemple un usager se montre très fier de ses prestations scéniques, porté par les éloges du public. Or cette fierté qu’il donnait à voir et à entendre a été reçue par les équipes éducatives comme de la frime, une prétention désobligeante pour les autres : « il ne faut pas le laisser avoir les chevilles qui gonflent ! » / « On lui a bien rappelé que dans ce projet tout le monde est au monde niveau, pas besoin de frimer !». Ces réflexions renvoient ici à une volonté d’uniformisation, sous forme d’un rappel à l’égalité qui ne semble pas pouvoir considérer que sur scène certains peuvent dévoiler un talent particulier et en être fier. 

À travers ces exemples, on perçoit qu’il s’agit dans ces projets de faire avec une prise de risque et des débordements, renvoyant à des réflexes sécuritaires. Face à une prise de risque, les pratiques éducatives en prise avec ce souci de protection ouvre sur la question du choix des usagers : la prise en compte d’une fragilité potentielle et d’un risque potentiellement trop important peuvent-ils légitimer le fait d’aller à l’encontre du choix d’une personne ? Ou bien inversement, peut-on légitimement laisser des personnes fragiles se risquer sur une voie peut-être bien trop périlleuse simplement parce que c’est leur choix ? Et qu’en est il vraiment de ce choix, de cette volonté ?

II- L’accompagnement des risques s’appuie sur la volonté des usagers,  souvent difficiles à identifier :

II-1 Cadre juridique :

La prise en compte des choix des usagers repose sur un cadre normatif qui cherche à affirmer les droits fondamentaux des personnes handicapées et à déplacer les modalités d’intervention en mettant la personne au centre du dispositif d’accompagnement.On retrouve ici la loi de 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale et sa charte des droits et libertés, ainsi que la loi de 2005 qui a elle pour ambition de concrétiser l’égalité des droits et des chances. Il s’agit de mettre la personne au centre de son accompagnement, notamment par le biais de son projet personnalisé, en recueillant ses attentes et de les soutenir au regard de l’expertise pluridisciplinaire pour en faire émerger ses besoins. Il est ici à souligner l’importance du regard pluridisciplinaire et de l’information qu’en retour on va délivrer à l’usager, comme me le fait savoir un jour un usager ;

  •  « Si moi j’ai ma vérité sur moi et qu’un éducateur a sa vérité sur moi et qu’il veut me l’imposer, ça va pas ! Mais vous avez vos réunions à plusieurs, vous parlez de nous c’est mieux. Mais je sais pas si vous nous dites tout de vos réunions, si c’est sur nous, normalement vous devez tout nous dire, sinon ça va pas ! ».  

Cette articulation montre la complexité du recueil des choix et de leurs traductions en besoins par le dispositif institutionnel.  

Il y a ici à considérer d’une manière plus générale ce que recouvre la notion de choix et de consentement. Dans son livre Du consentement [2], la philosophe Geneviève Fraisse introduit cette notion, qui « se dit ou ne se dit pas, s’exprime ou se tait. [le consentement] est tout en intériorité et donne alors des signes, ou des preuves. Il est tout en extériorité, et montre dans ce cas sa force et sa clarté. Donner son consentement peut se dire ou s’interpréter, s’écrire ou se faire comprendre. Le consentement semble un mot simple, une notion transparente, une belle abstraction de la volonté humaine ; il est pourtant obscur et épais comme l’ombre et la chair de tout individu singulier ». Dans le champ du handicap mental, cette abstraction de la volonté humaine se trouvent d’autant plus complexe à appréhender, que les personnes ont souvent de grandes difficultés à se projeter. Dans le cadre des projets de création qui nous intéressent ici, comprendre ce que veut la personne passe par un étayage très important : en fonction des personnes et de leurs problématiques, il s’agit d’appréhender ce qui les traversent et comprendre là où elles veulent se risquer ou non.

  • Au cours d’un projet chorégraphique, plus les ateliers de danse trouvaient à s’intensifier, plus un usager disait sa difficulté à s’y inscrire, répétant fréquemment qu’il ne voulait plus faire le spectacle. Il apparaissait difficile de comprendre ce qui le freinait, d’autant qu’il montrait une grande aisance et un plaisir manifeste à danser lors des ateliers.  Lors de l’essaie des costumes, la chorégraphe lui a fait savoir qu’il devait se décider, lui verbalisant qu’il pouvait vraiment décider d’arrêter et ne plus faire parti du spectacle. La possibilité clairement énoncée qu’il ne soit pas sur scène a fait réagir cet usager. Se trouvant face à la nécessité de se positionner, il a pu faire face à son souhait d’être sur scène et à la peur qui le traversait à cette idée. Le spectacle s’est ensuite construit autour d’espaces où il pouvait rencontrer sa danse, dans une peur à sa mesure. Pour l’accompagner dans son choix, l’équipe éducative est venue ici en soutien, s’appuyant sur son projet personnalisé et une lecture de ce qui était en jeu pour cet usager : la création chorégraphique l’amenait à des dépassements et des efforts qu’il a pour habitude de tenir à distance. L’équipe a mis ainsi en mots ce dont cet usager avait besoin, à savoir que tout le monde et notamment sa famille, prenne la mesure de son épreuve et de ce qu’il cherchait à dépasser.
  • Autre cas de figure, lorsqu’une usager, en prise avec l’envie de bien faire, semblait aller au-delà de ce qu’elle était en mesure de donner sur scène.  Il s’agissait d’être attentif à ce qu’elle montrait, aux singes laissant penser à une gêne. La difficulté était de trouver une formulation lui permettant de dire « non », la ramenant à ses ressentis et ce qui lui fait du bien ou non.

Ces exemples illustrent le flou de ces choix, qui restent difficiles à appréhender. Ils se dessinent tout au long du projet, soutenu par un étayage important. Ils montrent la nécessité de s’appuyer sur l’institution dans ce qu’elle porte de cadre, de regards pluriels. Ces choix ici, dans toute la difficulté qu’ils ont à s’exprimer, renvoient à ce que Anne Dufourmantelle évoque justement à propos du risque : cet événement « au delà du choix ». La question la plus complexe qui traverse les soignants est de comment identifier qu’une personne va peut-être trop loin ? Se risque sur des terrains qui peuvent lui être nuisibles ?

II-2 Le questionnement éthique repose sur des pratiques qui ont à s’inscrire entre droit à la protection, à la sécurité et droit à l’autonomie, à la liberté.

Comme le rappelle la charte des droits et libertés, « il est garanti à la personne son libre choix, et son autonomie, tout comme lui est garanti le droit à la protection, le droit à la sécurité y compris sanitaire et alimentaire, le droit à la santé et aux soins ». L’autonomie, la protection et la sécurité sont au cœur de nos métiers. Nous avons cherché en introduction à évoquer ce que nous entendions par « risque », il y a maintenant à chercher, avant d’aborder l’autonomie, du côté de ce que recouvre la notion de protection et plus largement de sécurité : de quelle sécurité parlons-nous ? Qu’est-ce qu’être en sécurité ? Est ce qu’il s’agit d’un sentiment ? Est ce qu’il s’agit d’abolir toutes formes de danger ? Le philosophe politique Frédéric Gros, dans son Principe sécurité[3]  propose une généalogie de ce concept, ouvrant sur différents paysages de la sécurité[4]. Le paysage de la sécurité dans la philosophie antique était la sécurité comme ataraxia, à savoir état de tranquillité de l’âme : indépendamment de la question du danger, elle se rapproche de ce que l’on nomme aujourd’hui « sérénité ». C’est par la construction de cet état intérieur, « cette fermeté d’âme », que nous sommes à même de trouver une sécurité « quelles que soient les catastrophes de l’existence ». Ce paysage n’est pas sans rappeler la notion de sécurité interne utilisée dans le discours soignant et éducatif, où l’accompagnement cherche à ce que la personne trouve suffisamment de ressource interne pour accepter le risque. Puis dans une autre acception, la sécurité se transforme, le danger entre en jeu : pour être en sécurité il faut éliminer le danger. C’est à partir de cette seconde approche que va intervenir un acteur, à savoir l’état, garant de la sécurité. L’état apparaît alors comme le sujet, l’objet et l’instrument de la sécurité.  Mais, la nuance est importante, il avait à garantir la liberté comme première des sécurités et non, comme le précise Frédéric Gros, la sécurité comme première sur la liberté. On voit ici naître cette tension entre sécurité et liberté, toujours très actuelle. C’est ce même glissement qu’Anne Dufourmantelle évoque lorsqu’elle parle d’un tout sécuritaire qui laisse peu de place à la prise de risque. Ce glissement se retrouve ainsi dans nos pratiques, dans une culture où le souci de protection et de sécurité prime souvent sur la liberté et l’autonomie. Ce déplacement a toute son importance car il résonne dans le dernier paysage de la sécurité où « elle devient un bien marchand, pour lequel l’état assure juste un rôle de régulation, faisant appel à tous les acteurs privés et publics pour assurer cette sécurité ». La sécurité se déploie en une multitude de domaines : sécurité informatique, alimentaire, sanitaire. Elle est ici l’accompagnement d’un flux et se traduit en contrôle :  « être protégé c’est être contrôlé». Dans le secteur sanitaire et médico-social l’état n’est plus l’instrument de cette sécurité, mais ce sont les soignants et les travailleurs sociaux.

 Cette lecture des différents sens de la recherche de sécurité donne à prendre de la hauteur pour mieux appréhender les pratiques soignantes et éducatives. Entre garantie du droit à la sécurité, à la protection et garantie du droit à la liberté, les accompagnements reposent sur des sols mouvants, et la notion même d’autonomie n’est pas sans complexifier la tâche pour les soignants. Il n’est pas question ici de soutenir toutes les approches de l’autonomie, de la liberté, mais peut-être faut il juste s’attarder quelque peu sur celles qui sont particulièrement à l’œuvre dans la culture du soin : à savoir l’autonomie kantienne (fin 18ème) et l’autonomie selon de John Stuart Mill (fin 19ème). Je m’appuierai ici sur les enseignements du master soin, éthique et santé, notamment sur le séminaire de Barbara Stiegler, philosophe politique : Selon Mill, la liberté est là où réside notre singularité : « le seul aspect de la conduite d’un individu qui soit du ressort de la société est celui qui concerne les autres. Mais pour ce qui ne concerne que lui, son indépendance est, de droit absolue. Sur lui-même, sur son corps et son esprit. L’individu est souverain »[5]. Mill pose le gouvernement de soi comme principe de la liberté : la souveraineté du collectif doit s’arrêter quand elle arrive dans la sphère de l’individu, chacun étant son propre gardien. Mill voit dans le gouvernement de soi, en lien avec l’expression de notre affectivité, un impératif de diversité, fondement de la grandeur de l’humanité.

Or chez Kant, cette grandeur ne vient pas de la diversité mais au contraire de l’universel : « l’autonomie de la volonté comme principe suprême de la moralité. L’autonomie de la volonté est cette propriété qu’a la volonté d’être à elle-même sa loi. Le principe de l’autonomie est donc : de toujours choisir de telle sorte que les maximes de notre choix soient comprises en même temps comme lois universelles dans ce même acte de vouloir. […] Il se trouve par là que le principe de la moralité doit être un impératif catégorique, et que celui-ci ne commande ni plus ni moins que cette autonomie même ».[6] Pour Kant, l’autonomie n’est ainsi pas la préférence de M. B ou celle de Mme M, elle est la capacité à se donner sa loi, non selon nos penchants et nos affects, mais selon la raison, à travers laquelle s’exprime l’universalité de la loi morale. En tant que détenteur de la loi morale nous sommes tous dignes, et ne pouvons, au nom de cette dignité porter atteinte à notre corps, à notre santé. Le gouvernement de soi de Mill ne vas pas avec le nous, l’universel de Kant. Il y a un conflit entre le respect absolu de la singularité de la personne et des principes de l’ordre de l’universel. Or ce choc entre l’autonomie de Mill et l’autonomie de Kant traverse le monde du soin : face à la fragilité mentale, psychique, physique de Mme B, faut il accéder à ses demandes au nom du gouvernement de soi sur lequel le corps collectif ne peut interférer ou faut il ne pas y accéder au nom d’un corps collectif qui a des devoirs envers cette personne et envers son infinie dignité ? Comme le rappelle Kant, « Anéantir en sa personne le sujet de moralité équivaut à extirper du monde, autant qu’il dépende de soi, la moralité dans son existence même, laquelle est pourtant une fin en soi »[7].

Lorsque l’on accompagne des personnes qui ont des difficultés à dire ce qu’elles veulent pour elles, à exprimer ce gouvernement de soi dont parle Mill, on se dirige vers une dynamique d’autonomie de l’ordre de la protection, pris par le devoir de garantir l’intégrité physique et psychique de la personne, tout en cherchant à être au plus de leurs singularités. Ce qui se heurte ici dans nos pratiques est ainsi l’héritage de ces deux cultures. Le dilemme que porte cet héritage est d’autant plus marqué qu’il se trouve renforcé par l’appareil institutionnel, le cadre normatif de nos missions, sans être nommé comme conflit.

Conclusion :

La fragilité des choix et ce sol mouvant entre sécurité et liberté rendent ainsi d’autant plus difficiles l’accompagnement de ces projets artistiques. On voit aussi comment, lorsque le conflit entre sécurité et liberté se parle, l’institution retrouve toute sa fonction d’étayage et permet de chercher des chemins au sein de cette tension. Pour faciliter ici ce chemin, il apparaît encore une fois essentiel de parler, d’identifier ce qui est à l’œuvre dans ces projets artistiques pour accompagner au mieux les usagers dans leurs prises de risque. Il en va de la capacité à accueillir les manifestations en lien avec l’expression de la fatigue, du stress, de l’immense satisfaction de la prestation, de l’expérience de la scène.

Tout au long de cette communication, nous avons tenté de mettre en lumière les tensions qui sont à l’œuvre dans les projets de partenariat artistiques et comment accompagner au plus près de ce qu’elles souhaitent les personnes en situation de handicap qui s’y risquent. Nous nous sommes ici toutes les deux risquées également sur un territoire inconnu, celui de la communication. Nous avons cherché à y décortiquer le fruit de nos échanges et questionnements, quant à ce que nous renvoient ces petits et grands événements faisant partis de la vie d’un spectacle. Nous avons entamé des voyages autour des mots de création, de risque, de sécurité, de liberté, d’autonomie, pour essayer de comprendre ce qui nous anime, ce qui nous freine, ce qui nous enferme ou nous porte, aussi bien en tant que professionnel de la relation d’aide et de soin, qu’en tant qu’artiste et personne en situation de handicap. Si ces projets artistiques font autant événements c’est aussi parce qu’ils créent une parenthèse dans la vie institutionnelle, où les rôles et les fonctions perdent leurs repères, tel le directeur qui devient l’éducateur d’un jour, l’éducateur qui devient le danseur d’un soir. La création part de l’hétérogénéité, tout en ouvrant, pour reprendre le terme d’une professionnelle, sur « du commun ». Dans ce mouvement qui bouleverse les rapports soignants/soignés, certains se braquent, certains s’attachent à garder la maîtrise de leur mission pour mieux sécuriser, et d’autres y voient, à la manière des « greffes d’ouvert » de Jean Oury et de la psychothérapie institutionnelle, la possibilité d’une ouverture, où le collectif permet de « lire à plusieurs quelque chose ». Nous pouvons ainsi conclure notre propos de ce jour en l’ouvrant sur l’une des nombreuses réflexions de Jean Oury sur la notion de collectif, tirée ici du séminaire de Ste Anne : « Notre but est qu’une organisation d’ensemble puisse tenir compte d’un vecteur de singularité : chaque usager doit être envisagé, dans sa personnalité de la façon la plus singulière. D’où une sorte de paradoxe : mettre en place des systèmes collectifs, et en même temps préserver la dimension de singularité de chacun. C’était dans cette sorte de « bifurcation » que se posait cette notion de Collectif. Ce mot « Collectif » revient souvent, et à chaque fois je dis que c’est dans un sens qui n’est pas celui de… (…). Le Collectif se serait (alors) peut-être une machine à traiter l’aliénation, toutes les formes d’aliénation, aussi bien l’aliénation sociale, chosifiante, produit de la production, que l’aliénation psychotique ».[8]


[1] Dufourmantelle, A, L’éloge du risque, Paris, Payot,2014

[2] Fraisse, G, Du consentement, Paris,Seuil, 2007

[3] Gros, F. Le principe sécurité, Paris, Gallimard, 2012

[4] Source : F. Gros, Le principe sécurité, La suite dans les idées, France Culture, 20/10/2012

[5] Mill, J. S., De la liberté, Paris, Gallimard, 1990, p. 74-75

[6] Kant, E, Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Vrin, 2002, p.170-171

[7] Kant, E, Métaphysique des mœurs. Doctrine du droit. Doctrine de la vertu, art. 1er § 6

[8] Oury, Jean, Le collectif, le séminaire de Sainte Anne, Nîmes, Champ Social, 2005


Stéphane Garcia (discutant)

Parmi la richesse des réflexions conduites par Gaëlle et Valérie, un point en particulier a d’emblée interpellé l’éducateur spécialisé que j’ai, jusqu’alors, été et qui visiblement sommeille encore en moi. Ce point, en effet, révèle de façon tout à fait essentielle une tension inhérente, indépassable du travail, car il s’agit bien d’un travail, d’accompagnement des personnes vulnérables : cette tension se tient dans l’opposition de deux types de droits que l’on cherche simultanément à encourager, à maintenir ou à défendre chez les personnes accompagnées : le droit à la protection en raison de leur vulnérabilité et le droit à la liberté dû à leur personne.

Pourtant, à bien y regarder, cette tension n’est vécue comme paradoxe qu’autant qu’elle n’est considérée que de l’extérieur, que superficiellement ; elle est alors vécue comme conflit éthique jusqu’à ce que le professionnel se rende compte qu’elle constitue en fait une tension inhérente, essentielle, salvatrice de la pratique éducative. Cette tension et la posture d’équilibre qu’elle commande l’obligeront alors, dans une perspective toute aristotélicienne, à demeurer dans un juste milieu et à imposer à sa pratique une discipline réflexive l’amenant sans cesse à se corriger. Qu’on l’oublie et on tombe effectivement, peu ou prou, dans une intervention aliénante proche du contrôle et de la surveillance ou à l’inverse dans un laxisme où le laisser-faire fraie avec le détachement.

C’est le lot de nos institutions (et de qui les font vivre) de se rappeler qu’elles ont à n’être (naître) que mères suffisamment bonnes. A retourner sans cesse cette brillante formule, on gagnerait à sortir d’une logique apeurée de gestion du risque pour accepter le risque comme une dimension éthique de la vie.

Gaëlle et Valérie parlent de la notion de Risque pour la personne accompagnée ou pour l’usager telle qu’elle est vécue et employée (manipulée) dans nos institutions. Mais tout compte fait, pour qui est le risque ? Qui risque quoi dans ces histoires d’accompagnement ? Ou encore, qui a le sentiment de risquer quelque chose ?

La personne accompagnée ? Oui, peut-être mais qui penserait ôter à tout un chacun le risque du vivre (qui fait aussi la saveur du goût de vivre) ?  Dans l’engagement artistique, les personnes vivent-elles de façon risquée ou font-elles juste l’expérience, dans la performance, du risque de vivre ce qu’elles souhaitent faire (échappant ainsi à nos tableaux de contrôle et affolant nos évaluations rationalisantes) ? 

L’éducateur ? Sûrement. Il risque sa réputation. En cas d’effondrement, il aura failli à sa mission de protection. Pris en défaut, il sait qu’il court le risque d’être jugé mauvais professionnel, tout à la fois mal-veillant et mal-faisant.

L’artiste-metteur en scène ? Egalement. Il risque à son tour sa réputation. Pris en défaut, produisant un spectacle au rabais, il sait qu’il risque son nom, sa réputation, son ambition artistique. Son ambition fut de générer une véritable performance artistique, nous assistons à une kermesse, à un ersatz de spectacle.

Gaëlle et Valérie cite à juste titre Anne Dufourmantelle. Selon la philosophe, le risque est à considérer comme un lieu situé « au-delà du choix, un engagement physique du côté de l’inconnu, de la nuit, du non-savoir. » On peut bien se représenter ainsi le risque, mais cela n’interdit nullement le choix de l’inconnu, du danger, de la nuit…Bien au contraire.

De fait, l’accord des professionnels n’est pas tant attendu sur la décision qu’il y a à prendre, de faire prendre, tel ou tel risque, à tel usager. Cela relève de la divination et ne révèle que la posture toute puissante de celui qui sait (de celui qui attend le moment opportun pour dire : Je le savais ! J’avais prévenu !).

Le travail repose sur l’identification des dangers potentiels, des risques liés aux enjeux, aux contraintes, à l’engagement dans le projet collectif, afin non pas d’en priver la personne mais de l’en informer et lui permettre le choix du franchissement ou du renoncement.

Cette pratique à n’en pas douter est aliénante. La pratique éducative est par essence aliénante. Je précise ma pensée.  L’aliénation peut être certes un malheur qui anéantit la conscience de soi en un autre. C’est le cas lorsqu’il y a dépossession, perte de soi dans une figure oppressive, étrangère. Ainsi peut-on étouffer l’autre par amour ou par protection, par dévo (ra) tion. Mais l’aliénation peut s’avérer tout aussi positive dès lors qu’elle contribue à l’extériorisation d’un à soi. Beaucoup de personnes que nous accompagnons vivent autocentrées, soumis aux ressacs de leur seule subjectivité. La scission d’un tiers porteur d’aliénation  dégage la personne de son immédiateté, de son engluement subjectif pour la constituer comme sujet replacé dans un horizon plus large. Il s’agit ici d’introduire dans l’indivision, dans la confusion, des médiations grâce auxquelles la personne peut se dégager. Pris dans notre tension initiale entre respect du droit à la protection et respect du droit à la liberté, le travail éducatif accompagne (réellement) la personne à penser la limite pour qu’elle puisse se déterminer à la franchir ou s’y arrêter et tient ferme dans l’au-delà de la décision.

Nanti de cette éthique de l’éducation, le risque alors n’est plus de faillir à sa mission de protection ; Le risque est de se laisser réduire au seul rôle de nursing.  Le risque est de ne pas assumer le risque de l’accompagnement au prix du respect de la dignité, de l’intégrité de la personne. C’est à ce rappel salvateur, à ce mantra, que les réflexions vivantes de Gaëlle et Valérie reconduisent mon égo d’éducateur.

Stéphane GARCIA

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